En collaboration avec le KIF – Knowledge Immersive Forum, un travail de recension sur les jeux expressifs a été organisé par quatre étudiant.e.s du Master Audiovisuel, Médias Interactifs Numériques et Jeux (AMINJ), parcours Conception de Dispositifs Ludiques, de l’Université de Lorraine. Après une présentation de quatorze jeux vidéo dits expressifs, nous vous proposons six entretiens réalisés avec des personnes présentes dans la recherche académique ou dans l’industrie vidéoludique. Vous pouvez retrouver la totalité des articles liés à ce dossier ICI.
Avant ces entretiens, nous avons demandé aux personnes interviewées de rédiger un court article présentant leurs réflexions. Enfin, notez qu’une capsule vidéo synthétisant ladite interview est également proposée à la suite de cet article. Pour ouvrir le bal, accueillons Sébastien Genvo, Professeur à l’Université de Lorraine et auteur du jeu vidéo Lie in My Heart (2019).
Lie in My Heart : comment s’immerger dans la vie d’autrui par le jeu ?
– Un texte proposé par Sébastien Genvo
Par rapport à d’autres médias, la forme biographique est très peu répandue dans les jeux vidéo, tout comme l’exploration de thématiques prenant place dans le quotidien. Cette approche est pourtant très courante dans d’autres médias, ce qui leur a permis parfois d’obtenir une plus grande reconnaissance institutionnelle et artistique, comme cela a été le cas pour la bande dessinée. On pense notamment au roman graphique Maus de Art Spiegelman (1980) qui lui a valu le prix Pulitzer en 1992.
Cela fait une dizaine d’années que je travaille à développer le concept de jeux expressifs dans le cadre de mes travaux de recherche, afin de réfléchir aux façons dont il est possible de répondre au constat précédent. Le concept de jeu expressif renvoie à un jeu proposant au joueur de se mettre à la place d’autrui pour explorer ses problèmes psychologiques ou sociaux, et ainsi de faire l’expérience des dilemmes moraux et éthiques qui en résultent. Il ne s’agit pas tant de convaincre le joueur d’une solution préalable, comme peuvent le faire les jeux sérieux, mais davantage d’amener le joueur à formaliser ses propres réponses dans une optique réflexive. Il s’agit aussi d’immerger le joueur en lui faisant ressentir des émotions sous-représentées dans les jeux vidéo.
Lie in my Heart souhaitait donc aborder frontalement la question de l’autobiographie dans le jeu vidéo en se confrontant à une difficulté : celle de vouloir transmettre des évènements préétablis qui relèvent du témoignage tout en répondant à l’impératif de jouabilité auquel engage le jeu. Il s’agissait notamment d’offrir une forme de liberté de choix au joueur dans le déroulement des évènements, afin qu’il puisse s’y retrouver personnellement au-delà de l’histoire singulière dépeinte. Comment alors concilier ce qui semble à priori incompatible ?
Lie in my heart propose ainsi au joueur de vivre une série d’évènements m’ayant touché il y a quelques années. La mère de mon fils, appelée « Marie » dans le jeu, a décidé de mettre fin à ses jours. Elle souffrait notamment de troubles bipolaires, bien que son acte ne puisse se résumer à ces troubles. Au-delà du vécu de ce drame individuel comme de l’interrogation sur les causes de ce dernier, se posent aussi dans le jeu les questions d’accompagnement de l’enfantdans cette épreuve tout comme celle de la résilience. Une première piste choisie pour concilier la jouabilité à la dimension biographique a été de s’inspirer de l’histoire contrefactuelle, qui est une forme d’approche historique autorisant l’exploration de scénarios alternatifset probables pour mieux comprendre les facteurs jouant sur le déroulement d’une situation, et ses mécanismes de causalité. Cela semblait particulièrement approprié à la thématique des interrogations sur les causes du drame, qui est un des points centraux de l’expérience. L’une des recommandations méthodologiques de cette approche est d’inciter à faire la comparaison entre le scénario alternatif et l’évènement effectif. C’est donc celle-ci qui a été développée dans Lie in my heart et qui a permis selon moi de sortir de la tension entre témoignage et jouabilité : le joueur est libre de suivre son chemin au sein de scénarios alternatifs qui sont dessinés, mais un rappellui est fait couramment sur la différence entre ses choix et ceux du « réel ». Cela peut également avoir pour effet d’inviter à une forme de rejouabilité, le joueur pouvant essayer de combler l’écart entre ses choix et ceux de l’itinéraire biographique effectif dans une partie ultérieure.
Un choix de conception permettant de répondre au dilemme a donc été de laisser la possibilité au joueur d’impacter le déroulement de certains évènements, mais aussi et surtout de lui permettre d’exprimer ses propres valeurs pour réagir aux évènements présentés. Le choix a par exemple été fait de laisser au joueur la liberté d’expliquer la mort à l’enfant selon différents systèmes de valeurs (croyants ou non-croyants). Plus tard s’il le veut, le joueur pourra découvrir de quelle façon le décès a véritablement été expliqué.
De cette façon, l’expressivité du jeu est tout autant celle de l’œuvre que celle du joueur, même si cette dernière est toujours circonscrite, un jeu étant nécessairement un équilibre entre un ensemble de règles contraignantes (le game) et une liberté d’appropriation (le play). En somme, l’immersion proposée au joueur dans ce cas lui permet de découvrir un monde, un quotidien qui n’est pas le sien mais qui lui semble pourtant étrangement familier.
Un entretien avec Sébastien Genvo
– Entretien réalisé par : FRICHE Lucas | Retranscription écrite par : GIACCI Marion | Montage vidéo par : GIACCI Marion
Sébastien Genvo est Professeur à l’Université de Lorraine, spécialiste des enjeux artistiques et culturels des jeux vidéo, ancien Game Designer chez Ubisoft et développeur indépendant. Il est également responsable de l’Expressive Game Lab qui se veut un lieu et une plateforme d’analyses de jeux vidéo à destination des étudiants, doctorants et chercheurs. Enfin, Sébastien Genvo est également responsable d’un Master à l’Université de Lorraine, dont l’un des parcours forme à la conception de dispositifs ludique.
En sachant que vous venez d’études cinématographiques, pourquoi avoir choisi le jeu vidéo en tant qu’objet de recherche et de création ?
Effectivement, je viens d’études de cinéma, mais je joue depuis que je suis tout petit. Depuis mes six ans environ. Le jeu vidéo est l’une de mes passions, comme peuvent l’être le cinéma et la musique. J’ai toujours eu des pratiques artistiques, et, au cours de mes études de cinéma, je me suis rendu compte que les questions que nous posions sur celui-ci étaient assez similaires à celles que nous pouvions poser sur l’objet jeu vidéo. Un objet qui n’était pas encore entré à l’Université.
J’ai soutenu ma thèse en 2006 et celle-ci était la première sur les jeux vidéo en France. Ce qui est finalement assez récent. Quand on étudie le cinéma, on se rend compte que celui-ci était déconsidéré, considéré comme un loisir de masse abrutissant, puis a trouvé une légitimité dans les années 1960 et 1970 sur le plan artistique pour être, aujourd’hui, considéré comme un art et comme un objet culturel important de nos sociétés contemporaines.
Je me suis dit qu’il était possible de mener des réflexions similaires avec le jeu vidéo, en se demandant si celui-ci est une forme d’expression à part entière, en comprenant ses spécificités sur le plan narratif et esthétique. C’est la raison pour laquelle je me suis orienté vers la recherche, en plus de la création. J’étais Game Designer chez Ubisoft au début des années 2000, mais j’avais développé le goût de la recherche et j’ai finalement décidé de quitter Ubisoft pour entreprendre une thèse. De fil en aiguille, j’ai trouvé un poste et ça m’a permis de développer les questionnements que j’avais sur l’objet. Des questionnements encore actuels et que nous retrouvons dans ce que nous nommons les sciences du jeu – ou Game Studies.
Selon vous, cet objet jeu vidéo est-il désormais mieux considéré ?
La réponse est assez complexe. Effectivement, nous constatons qu’au cours des années 2000, puis 2010, nous avons un vrai changement dans le regard porté sur cet objet du fait de nombreux facteurs ; avec, par exemple, une diversification des publics. Cela est lié aux industries qui, notamment en France, ont fait le nécessaire pour se faire reconnaître comme des industries culturelles, ce qui leur a permis d’avoir des subventions à la suite d’une crise économique qui avait touché l’industrie française du début des années 2000.
Je ne suis pas le seul, nous avons été plusieurs au cours de ces années 2000 à œuvrer pour faire du jeu vidéo un objet considéré comme valable à la recherche ; comme un objet d’études et d’enseignements en France. Cela s’est fait un peu de manière similaire un peu partout dans le monde autour des années 2000 et 2010 avec l’émergence de ces Game Studies. Si le regard a changé, il faut voir que, lorsque nous avons un changement de représentations sociales et culturelles sur un objet, cela ne vient pas nécessairement effacer les précédentes représentations. Aujourd’hui, il faut encore batailler pour faire reconnaître le jeu vidéo au sein des universités, car il y a encore des connotations et des représentations qui sont fortes sur un objet qui ne fait pas forcément consensus. Parfois, à raison. Il est sûr qu’il y a une nécessité nouvelle dans la manière de penser le jeu vidéo.
En d’autres termes, il n’y a pas d’objet qui n’est pas noble à l’étude ou à l’enseignement, mais des approches sont à développer pour montrer qu’effectivement, il est intéressant d’approfondir les questions que pose le jeu vidéo ; que cela soit au niveau social, culturel, artistique, économique ou technologique. Tout cela nécessite des efforts et il faut se poser la question de l’intérêt d’étudier cet objet. En revanche, il est vrai que les choses ont évoluées. Aujourd’hui, nous pouvons ouvrir des formations sur ce domaine à l’Université. Nous pouvons monter des projets de recherche, ce qui n’a pas toujours été le cas.
Pensez-vous que l’autobiographie ou la biographie sont des styles de prédilection pour penser le jeu expressif ou l’expressivité d’un jeu ?
Pas forcément. Derrière le concept de jeu expressif que je développe depuis une dizaine d’années, il y a l’idée de pouvoir se mettre à la place d’autrui pour explorer ses problématiques individuelles, culturelles et psychologiques. Nous ne sommes pas dans l’obligation d’être dans un cadre biographique ou autobiographique pour y répondre. Cela peut se faire par la fiction, mais du fait du principe d’expressivité et d’exploration de la vie d’autrui, il peut y avoir cette tendance à favoriser l’exploration d’une vie réelle.
Les deux jeux que vous avez produits sont des Visual Novel. Pourquoi ce choix ? Est-ce un genre de prédilection pour le jeu expressif ou d’autres genres permettent de penser l’expressivité ?
Le premier n’était pas vraiment un Visual Novel, mais plutôt un Point & Click. En revanche, ces deux jeux peuvent être considérés comme des jeux d’aventure et de narration interactive. Plusieurs choses expliquent cela. Premièrement, ce sont des genres plus simples à produire. Mon premier jeu, je l’ai réalisé avec une équipe de quatre à cinq personnes. Le deuxième, j’étais seul, si ce n’est un ami, David Dupuis, qui s’est occupé de la quasi-totalité des musiques. Le cadre de production du jeu indépendant fait tendre vers certaines formes de jeu pour des impératifs de production.
Je m’interroge beaucoup sur les formes de narration interactive, donc c’était aussi un choix d’aller vers ce genre. Néanmoins, je pense que le principe de jeu expressif peut s’explorer à travers d’autres formes vidéoludiques, que cela soit des jeux de simulation ou même des jeux de stratégie. En bref, je ne crois pas qu’il y ait un genre particulier, et il pourrait être intéressant d’explorer ce concept de jeu expressif à travers différents genres.
Finalement, nous sommes plutôt sur un questionnement lié au principe qui sous-tend ce genre. Se mettre à la place d’autrui et explorer des problématiques du réel peuvent se faire de façon métaphorique, comme le fait Céleste par exemple (un platformer explorant des problématiques liées à certaines maladies mentales, NDLR). L’un des jeux m’ayant permis de penser ce concept de jeu expressif est Cart Life. C’est un jeu vidéo moins connu nous mettant dans la peau d’un immigré aux États-Unis. Ce personnage est vendeur dans un kiosque à journaux afin de s’en sortir. Même s’il y a des aspects narratifs dans le jeu, une grande partie de l’expérience se concentre sur la gestion et la simulation de vente de journaux. Il faut discuter avec les clients pour pouvoir s’en sortir, et nous devons faire des choix qui deviennent de vrais dilemmes. Par exemple, le matin, dois-je prendre un taxi pour aller à mon kiosque et, ainsi, être en forme et avoir plus de temps pour vendre ces journaux, même si cela me coûte de l’argent ? Ou, au contraire, dois-je y aller à pied et avoir moins de temps pour vendre mes journaux ? C’est ce genre de questionnements qui peuvent être intéressant à explorer et qui ne relèvent pas nécessaire d’une dynamique narrative.
Une fois Lie in My Heart finalisé, l’avez-vous fait jouer à vos proches ? Cela a-t-il modifié vos rapports, voire permis de communiquer avec eux par cette création ?
J’ai impliqué mes proches dans la création du jeu. Ils étaient mes premiers bêta-testeurs. Les questions présentes dans le jeu sont abordées avec eux au quotidien, et ce même au moment où j’ai eu l’idée de faire ce jeu. Il n’y a rien qui est de l’ordre du secret ou de la révélation.
En revanche, le fait de le faire jouer à mes proches m’a permis de conforter ou de prendre certaines décisions différentes par rapport à la conception. C’est, je pense, le cas dans la quasi-totalité des processus créatifs. Par exemple, pour les écrivains, même si l’on dit que c’est telle ou telle personne qui est l’auteur du livre, la plupart du temps, cet ouvrage est, d’une certaine manière, toujours une œuvre collective. Tout simplement car elle est relue et qu’il y a des remarques faites par ces différentes personnes. Dans le cadre d’un jeu vidéo, c’est un peu la même chose.
Dans ce jeu, vous travaillez sur une tension entre le témoignage et la jouabilité. Dans votre processus d’écriture, comment avez-vous réussi à choisir les évènements qui devaient être modifiables par le joueur et ceux qui ne l’étaient pas ?
C’est ça le plus difficile ; se demander à quel moment il faut laisser le choix au joueur, jusqu’à quel point et à quel instant il faut le contraindre. Le jeu est toujours un espace de contraintes et de libertés. Se demander à quel moment il faut laisser l’espace de liberté et à quel moment il faut laisser la contrainte agir, c’est l’aspect le plus difficile du processus créatif. Ma réflexion s’est menée en fonction de ce que je voulais témoigner et vers quoi je voulais emmener le joueur en termes de réflexion. Le fait de ne pas laisser le choix sur certains aspects du jeu l’amène à réfléchir ou à voir cela comme un témoignage imposé, bien qu’au sein de celui-ci, il fait évoluer les scènes de jeu.
Toutes ces questions sur la part décisionnelle laissée au joueur pour lui permettre de s’impliquer sont très présentes dans les témoignages reçus, et cela m’a surpris bien que ce soit l’intention initiale. Je ne m’attendais pas à avoir autant de joueurs qui me disent qu’ils se sont retrouvés ou reconnus, que cela leur a fait penser à leur vie ou à des proches qu’ils ont connus. D’une certaine manière, ça montre que ces choix ont été pertinents. J’ai également eu des remarques sur la justesse des réponses, me signalant qu’il ne voulait pas tout à fait lire telle ou telle réponse après un choix de dialogue, mais cette situation est présente dans un grand nombre de jeux, et notamment de jeux d’aventure et de Point & Click.
Il y a une sorte de négociation qui se fait entre ce vers quoi on souhaite amener le joueur et là où il faut lui laisser la main. Par rapport à cet aspect, c’est mon intérêt pour la recherche-création qui a dicté mes choix créatifs. D’une part, la création questionne le type de choix laisser au joueur. Ce choix est fait parce qu’il est scénaristiquement intéressant ou parce qu’il s’est réellement posé à ma propre personne dans la situation du réel. De plus, dans le cadre d’un jeu, je dois également présenter d’autres choix possibles au joueur afin d’offrir des possibilités et, de fait, un intérêt pour le jeu. Ma proposition de jeu est d’être confronté aux dilemmes qui ont été les miens et de réfléchir en étant en présence de ces dilemmes.
D’autre part, à la réalisation d’un film ou à l’écriture d’un livre, le spectateur ou le lecteur est au fait de ce qui s’est passé, mais on ne lui fait pas ressentir les dilemmes des choix à réaliser au moment présent et la manière d’aborder la réalité. Souvent, ces aspects sont éclipsés par une reconstitution a posteriori. Le jeu, lui, permet de remettre en cause ce sens et nous fait ressentir le dilemme au moment présent. C’est le choix créatif qui a été le mien et qui a impacté la manière de laisser des possibilités de choix aux joueurs.
Si un réalisateur a le choix du cadrage, il impose aussi un point de vue en préférant tel cadre plutôt que tel autre. Un concepteur de jeu vidéo créé aussi par des choix et des possibles laissés au joueur. Il peut également faire le choix d’un jeu linéaire sans pour autant qu’il soit moins intéressant qu’un jeu avec une palette importante de choix laissés au joueur. Ce n’est pas cet aspect qui détermine si un jeu est intéressant ou plus engageant, c’est surtout un équilibre à trouver.
Il y a beaucoup de réflexions à mener par rapport au design des possibles et au design de choix. De nombreuses recherches sont encore à mener sur les jeux vidéo et, pour moi, cette question de la signification par rapport à l’exercice des possibles est encore un gros champ de recherche à approfondir.
Ce qui est difficile dans l’objet jeu vidéo, et que j’ai abordé dans Lie in My Heart, est le rapport au « je ». Le joueur, en voyant un avatar, pense à ce « je ». Ce « Je » est aussi du jeu. Quand je joue à n’importe quel jeu, je ne dis pas « le personnage », mais « moi ». Quand je joue à World of Warcraft, je dis « Je me suis perdu », « Je suis mort ». Il y a une projection qui fait que, d’une certaine façon, je m’identifie.
— Sébastien Genvo – Entretien pour l’Expressive Game Lab
Lie in My Heart est entièrement écrit et codé par votre personne. Pensez-vous que des jeux à tendance autobiographique peuvent être créés en collaboration ou, au contraire, que cela est l’aventure d’une personne ? Cela ne serait-il pas paradoxal de travailler à plusieurs sur un jeu autobiographique ?
Pas forcément. Cela dépend de la répartition des rôles. Durant le développement du jeu, j’ai ressenti qu’effectivement, coder le jeu moi-même alors que je ne suis pas programmeur et que cela me demande beaucoup d’efforts, m’a laissé plus de libertés et une traduction formelle de ce que j’avais en tête. J’ai failli travailler avec une équipe de développeurs, mais c’est trop compliqué … Il faut trouver la personne qui veut bien le faire … et au final le faire par moi-même m’a permis de mieux comprendre certaines mécaniques de jeu, de trouver des idées et des pistes créatives, mais aussi de savoir ce que je pouvais faire.
Je crois que, dans tous les cas, quand vous avez la volonté d’être un chef de projet, il faut avoir des notions multiples et c’est ce que nous faisons dans notre Master à l’Université de Lorraine. Si vous voulez faire de la conception de jeu et de la gestion de projet, il ne faut pas forcément être un programmeur aguerri, un super graphiste ou un musicien hors pair. Par contre, il faut avoir des notions sur tous ces aspects, et c’est ce qui est compliqué. Cela permet de savoir ce que l’on veut et de le formuler convenablement. J’aurais pu concevoir le jeu avec une équipe plus large, mais la gestion de projet rajoute d’autres difficultés.
De la fin des années 1980 au début des années 2010, les coûts de production des jeux vidéo ont grimpé. Cela nécessite des studios de développement conséquents pour réaliser des jeux vidéo, ce qui peut expliquer la raison pour laquelle la forme autobiographique et biographique est très peu développée dans le monde vidéoludique. Ce sont souvent des logiques collectives de création et de conception et, en plus de cela, ce sont aussi et surtout des logiques de développement de l’industrie du jeu vidéo. Celles-ci n’ont pas favorisé le développement de ce genre.
Ce qui est difficile dans l’objet jeu vidéo, et que j’ai abordé dans Lie in My Heart, est le rapport au « je ». Le joueur, en voyant un avatar, pense à ce « je ». Ce « Je » est aussi du jeu. Quand je joue à n’importe quel jeu, je ne dis pas « le personnage », mais « moi ». Quand je joue à World of Warcraft, je dis « Je me suis perdu », « Je suis mort ». Il y a une projection qui fait que, d’une certaine façon, je m’identifie. Tout cela est lié à mon individualité qui est projetée dans mon avatar, et ça peut poser problème sur la façon dont on va à la fois se projeter et reconnaître que cet avatar est quelqu’un d’autre. Il faut relever cette ambivalence et je l’aborde frontalement dans Lie in My Heart où, dans une séquence, je dis : « Je ne suis pas le mieux placé pour raconter cette histoire, maintenant c’est à vous de faire vos propres choix ». À partir de là, je casse le quatrième mur. J’avais une grosse interrogation dans la conception de cette scène, en me demandant si cela ne va pas faire sortir le joueur du jeu.
À la fois, je l’aspire dans le jeu en lui disant que, maintenant, c’est à lui de faire ses choix et de parler, que ce n’est plus moi qui raconte, et de l’autre, c’est aussi pour désembrayer ce qui se passe par la suite. D’un côté, je ne veux pas imposer certaines choses au joueur par rapport à ce qui se passe dans cette séquence de jeu, en sachant qu’elle peut le choquer et le faire sortir du jeu par rapport à ses valeurs ; et, dans le même temps, j’avais envie de lui dire : « Maintenant, c’est toi qui prends les rênes ! C’est à toi de faire tes choix et je ne peux pas te les imposer, car je ne suis pas neutre dans la manière de raconter cette histoire. » En m’adressant à lui, j’avais peur de le sortir du jeu et de briser cet effet de projection. À ma surprise, les entretiens réalisés auprès des joueurs et des joueuses ont fait remonter l’idée que cela a permis au joueur ou à la joueuse de se reconnaître et, donc, de se projeter. Cela pose la question des techniques qui permettent de faire cette oscillation entre une narration où c’est moi, en tant que joueur, qui raconte ; et une narration où c’est un autre qui vient me raconter.
C’est d’ailleurs la seule scène qui est métaphorique dans le jeu. Lie In My Heart est en général très réaliste. Le jeu est fait avec des photos qui sont retravaillées. Enfin … c’est un entre-deux puisque ce ne sont pas que des photos, il y a du digital painting et une scène en particulier, celle avec la fleur, qui, elle, est complètement métaphorique et n’a aucun lien avec le réel. À la base, je voulais faire quelque chose de très réaliste, mais cela aurait pu vraiment choquer le joueur ou le sortir du jeu à la suite d’une scène trop « rentre-dedans » sur la thématique abordée. Je me suis dit que, pour cette scène en particulier, la métaphore permettait de faire passer les réflexions présentes. Je voulais aborder des problématiques, sans tomber dans le voyeurisme. La métaphore permet, là encore, de se projeter et d’imaginer un monde différemment.
La plupart des livres qui parlent du Game Design de jeu vidéo avec des thématiques sensibles préconisent d’utiliser la métaphore. Dans Lie in My Heart, c’était l’un des risques et des paris. Les jeux autobiographiques que je connais le font également, mon premier le fait, et dans Lie in My Heart, j’ai fait le choix de cet entre-deux.
Y a-t-il une signification particulière à donner au menu principal du jeu dans cette relation métaphorique ?
Le menu n’est pas vraiment métaphorique. C’est une photo d’une lettre que la maman d’Elias a écrite et d’un petit dessin qu’elle avait réalisé. Dans le jeu, il y a plein de passages où nous retrouvons la présence d’œuvre d’art qu’elle a créée. C’est une partie de son histoire. En donnant accès à ses œuvres, c’est une façon de témoigner de sa mémoire et de mettre en visibilité cet art. Le menu de lancement est l’une de ses lettres. Elle fait penser à un cœur … Elle avait un style particulier de création, mais qui, finalement, correspond avec l’esprit et le titre du jeu.
Concernant la musique avec David Dupuis, comment avez-vous procédé ?
Nous avons beaucoup discuté avec David, en lui explicitant ce que je voulais faire. C’est assez particulier avec lui puisqu’il connaissait la maman de mon fils, que nous étions au lycée ensemble et que c’est un ami depuis cette époque. Donc, il connaît très bien ma vie. C’est une personne avec qui j’avais déjà travaillé pour mon premier jeu et qui a un univers personnel. En somme, je voulais faire ça avec lui pour plein de raisons différentes.
À chaque fois, je lui donnais des musiques en guise de références pour accompagner une scène ; je lui donnais des inspirations et lui, avec sa propre sensibilité artistique, faisait une proposition. La plupart du temps, c’était la bonne.
Ces musiques que vous lui proposiez, ce sont les mêmes que nous pouvons retrouver dans le jeu en guise de titres de chapitre ?
Par exemple, oui. Ce sont des musiques qui m’ont inspiré personnellement. La plupart du temps, ce qu’il me fournissait était surprenant, car je n’avais pas nécessairement cette vision en tête, mais c’est son univers. Il a mené sa réflexion et je n’avais pas envie de faire quelque chose qui tombe dans le mélodramatique. Faire un jeu avec des violons et des mélodies larmoyantes aurait joué sur le pathos, mais ce n’était pas du tout ce que je voulais. La musique présente dans le jeu est assez expérimentale, il y a beaucoup de dissonances. Finalement, c’est une musique parfois bruitiste, que nous n’attendons pas dans le cadre d’un jeu, mais qui colle bien avec mon intention.
Les musiques qui ont une composante un peu plus « envolée lyrique » sont celles que j’ai réalisé personnellement, et plus particulièrement la musique de fin, où je chante en m’accompagnant de ma guitare. David est au piano, mais, là, c’est avant tout pour un effet du réel ; c’est ma voix et c’est moi qui ai composé cette musique. Cela ajoute du sens à la fin et celle-ci est présente à la fin du jeu, donc nous pouvions nous le permettre. Toutes les autres musiques sont de David, sauf une autre scène, toujours avec une guitare. David a été en phase avec mes intentions en apportant une dimension supplémentaire à tout cela.
Est-ce que vous avez pensé cette œuvre comme un devoir de mémoire ou un témoignage ?
À la base, non, ce n’est pas parti de cette idée. Initialement, c’est mon travail de recherche autour de ce qu’est le jeu expressif couplé à la sensation que cette thématique se prête à cette notion et peut être exploré de cette manière. Il y a aussi l’idée que je fais de la recherche-création ; or, je suis incapable de créer à partir de quelque chose que je ne connais pas. J’admire les personnes qui arrivent écrire des œuvres de fiction dans lesquelles nous avons l’impression qu’elles connaissent la thématique comme si elles l’avaient vécu alors que tout cela provient de leur intuition personnelle et de leur sens créatif. Moi, j’en suis incapable.
Avec le cinéma, nous créons des images mouvantes. Avec la musique, nous créons des impulsions sonores. Et avec le jeu, que faisons-nous ? C’est une grande question. Ma matière pour y répondre, c’est ma vie. Mon vécu.
J’ai également eu la réflexion suivante : « Par le jeu, est-il possible de transmettre la mémoire de quelqu’un dans la mémoire des joueurs, à partir de la mémoire morte d’un ordinateur ? » Il y a donc toute une réflexion sur le statut de la mémoire. Sur ces passages entre mémoire d’une personne, mémoire vive et mémoire partagée par des joueurs face à leur vécu. La mémoire est toujours une reconstruction a posteriori des évènements. Elle évolue selon les moments de notre vie, nous ne nous rappelons pas de la même façon nos souvenirs et nous ne leur donnons pas les mêmes interprétations au fil du temps. Le souvenir est mouvant, partagé, reconstruit et c’est ce que permet le jeu. Donc, effectivement, il y a tout de même une réflexion sur la transmission mémorielle que permet le genre, mais cela s’est construit au fur et à mesure sans que ce soit mon intention première.
Pour Lie in My Heart, le jeu est présenté clairement comme une autobiographique. C’est présent dans le paratexte, mais aussi dans la présentation du jeu sur Steam où il est écrit que le jeu explore la notion d’autobiographie, qu’il utilise la première personne … je me suis dit que, maintenant, dix ans plus tard, nous pouvons désormais aborder frontalement certaines questions et aller vers ces perspectives.
— Sébastien Genvo – Entretien pour l’Expressive Game Lab
Concernant votre fils, pouvons-nous considérer ça comme un témoignage avec lequel il jouera plus tard ?
Il était au courant du développement de ce jeu. Il m’a vu le développé, faire des vidéos, des devlogs et est impliqué dedans puisque je l’ai pris en photo pour certaines scènes. Il a pris cela de manière ludique, en sachant que ce jeu est sur l’histoire de sa maman, sur mon histoire et sur son histoire puisqu’il est l’un des protagonistes principaux. Quand on me pose la question de savoir ce que découvrira mon fils au moment d’y jouer, j’explique que, tout ce qui se passe dans le jeu, je lui en parle depuis le jour où l’évènement s’est passé. Nous en parlons, donc il ne va pas forcément découvrir quoi que ce soit de nouveau. Mon intention est que, quand il sera plus âgé, il n’ait pas de surprises puisqu’il connaît déjà quasiment tout de l’histoire. Il l’a vécu personnellement et ne va pas la découvrir a posteriori.
Vous avez créé deux jeux où il y avait des composantes biographiques et autobiographiques. Il y a des composantes biographiques dans Keys of a Gamespace, et Lie in My Heart est clairement autobiographique. Une raison vous a-t-elle poussée à passer de la biographie à l’autobiographie ? Est-ce la recherche-création qui vous a menée vers ça ?
Quand j’ai fait Keys of Gamespace, c’était en 2011 et il faut voir qu’à l’époque, le contexte de production du jeu indépendant n’était pas le même. Nous n’avions pas encore de jeux qui abordaient frontalement des problématiques de la vie. Ce premier jeu s’inscrit dans une vague de jeux publiés au début des années 2010 et qui commençaient à aborder ces thématiques. Avant, ça ne se faisait quasiment pas.
Il n’était pas présenté frontalement comme une biographique, car il y avait tout de même beaucoup d’enjeux derrière tout ça, comme permettre à un joueur d’aborder une thématique liée à l’atteinte à l’enfance. Il fallait lui faire accepter que ceci soit un jeu. Il y avait plusieurs paramètres qui faisaient qu’il était difficile de le présenter tel quel, même s’il y a des éléments qui permettent d’interpréter cette proposition par le prisme biographique, mais rien n’était affirmé … Le nom du personnage principal dans le jeu est Sébastien, donc voilà … mais des joueurs peuvent très bien ne pas connaître mon prénom et faire le rapprochement.
En revanche, pour Lie in My Heart, le jeu est présenté clairement comme une autobiographique. C’est présent dans le paratexte, mais aussi dans la présentation du jeu sur Steam où il est écrit que le jeu explore la notion d’autobiographie, qu’il utilise la première personne … je me suis dit que, maintenant, dix ans plus tard, nous pouvons désormais aborder frontalement certaines questions et aller vers ces perspectives. Mais si les joueurs sont davantage habitués et préparés, cela reste difficile encore aujourd’hui. Beaucoup de personnes qui ont joué à mon jeu refusent de l’appeler « jeu vidéo ». Pour ces personnes, ce n’est pas un jeu et cela pose la question de ce que nous pouvons appeler « jeu ».
Je réfléchis beaucoup à ce qui fait évoluer les représentations du jeu et comment un jeu peut amener une personne, et donc un joueur, à faire évoluer les représentations posées sur le jeu. Je songe à toutes ces connotations que nous pouvons mettre derrière « le jeu ». Par exemple, un article publié dans Libération soulignait que la plus grande qualité de Lie in My Heart est peut-être de changer les contours et les perspectives que nous avons sur ce que doit être un jeu. C’était l’une de mes intentions.
À titre personnel, je trouve intéressant de jouer à un jeu vidéo autobiographique d’une personne que je connais. Cela crée un enjeu différent dans la relation avec l’objet. Il y a le Lie in My Heart joué par les personnes du monde entier, et le Lie in My Heart qui est joué par les gens qui connaissent Sébastien Genvo.
C’est vrai que, forcément, quand on connaît la personne qui a fait le jeu, ça instaure une autre relation à l’objet. À travers les témoignages des joueurs, je vois bien que, dans tous les cas, il y a une relation différente à l’objet du fait de la part autobiographique. Je ne suis pas le seul à l’avoir fait, mais ce qui particularise Lie in My Heart est que c’est un focus porté sur le rapport au réel, alors que dans la plupart des autres jeux, ils le font par la métaphore. Par exemple, Cibele est un jeu qui parle d’une conceptrice de jeux vidéo qui rencontre une personne en ligne et a une relation toxique avec celle-ci ; nous voyons bien le côté autobiographique, mais dans le jeu, la rencontre est faite sur une sorte de MMO. Il y a cette imbrication du réel par la métaphore. De la même manière That Dragon Cancer traite de la maladie par la métaphore. Il y a des éléments réels, mais la grande majorité du jeu est touchée par une métaphore chrétienne. Vouloir focaliser un jeu sur un ancrage du réel par une relation avec ce réel est finalement peu courant, et cela s’explique parce qu’il y a toujours le risque de sortir le joueur de son expérience de jeu.
Néanmoins, nous ne donnons jamais accès au réel. C’est une représentation du réel avec une scénarisation. Les évènements racontés dans le jeu ne sont pas pris dans le temps de la vie réelle et ne se passent pas exactement de la même façon. Il faut aussi faire des choix scénaristiques pour rendre le jeu intelligible. Par exemple, à la fin de celui-ci, il y a la rencontre avec une meilleure amie de la maman de mon fils. Avec cette personne, nous avons des tas de discussions sur ce qui s’est passé, mais c’est inspiré de différentes rencontres et discussions que j’ai pu faire.
Pensez-vous que ces nouvelles formes ludiques sont liées à la recherche dans les sciences du jeu ou est-ce plutôt lié à un contexte plus global ?
Je ne pense pas que ce soit nécessairement dépendant du développement de la recherche académique. C’est surtout lié à de nouvelles logiques de distribution et de production. Ceci étant dit, je pense qu’il y a toujours eu une réflexion chez les Game Designers afin d’avoir une ouverture créative par la théorie. C’est un peu ce qui s’est passé avec le cinéma où, sans la théorisation du montage par les formalistes russes, le cinéma n’aurait pas été le langage que nous connaissons aujourd’hui. La théorie permet d’alimenter la création ; et inversement. C’est ça, la recherche-création. Par exemple, Chris Crawford est l’un des premiers Game Designer à avoir écrit un livre sur le Game Design et à le théoriser au début des années 1980 (The Art of Computer Game Design, en 1984, NDLR).
De nos jours, les chercheurs s’y mettent et font parfois de la recherche-création. Elle ouvre de nouvelles possibilités et vient diversifier un mouvement qui, à la base, s’est initié sans faire appel à une recherche académique institutionnalisée, mais qui a toujours été plus ou moins présente dans les envies des créateurs. C’est comme cela que j’ai commencé. À la base, je voulais être Game Designer et, en tant que tel, je devais me poser des questions sur ce qu’est le jeu vidéo, sur la façon de faire du Game Design et je n’avais aucune réponse puisque personne n’avait formalisé de recherches. C’est comme ça que j’ai débuté les miennes.
Avez-vous de nouveaux projets et un nouveau jeu en préparation ?
J’ai une envie de créer. Quand j’ai développé mon premier jeu, je trouvai les perspectives intéressantes. Cela pouvait ouvrir de nouvelles pistes. Je suis quelqu’un qui a toujours été créatif et c’est un besoin viscéral, comme manger ou boire. Le jeu s’est imposé comme support et Lie in My Heart a suivi le même schéma. J’ai ressenti un besoin, je me suis dit que l’idée était bonne et j’ai réalisé ce jeu.
Souvent, je me dis que c’est important. Que cela peut apporter autant à moi qu’à autrui. Tant que l’envie ne vient pas, je ne fais pas de jeux vidéo. C’est suffisamment épuisant et cela prend du temps. J’ai mis un an pour développer Lie in My Heart et, à la fin du processus, j’étais lessivé. J’étais dans un état psychologique compliqué et, même si je m’en suis sorti depuis le début de l’année, j’étais assez mal à la sortie du jeu. Donc je n’ai pas forcément envie de refaire cela. J’ai des idées de jeu, ce n’est pas le problème, mais ça découle plus d’un besoin que d’une envie et, là, ce besoin, je l’exprime différemment. Je fais de la musique et j’ai envie de me lancer dans la création musicale, voire d’en faire le lien avec des problématiques de recherche. Dans tous les cas, actuellement, faire un jeu, c’est non.
Dossier spécial “L’expressivité dans les jeux vidéo” préparé et présenté par Priscilla Barthelemy, Marion Giacci, Lucas Friche et Pierre Vuillemot