En collaboration avec le KIF – Knowledge Immersive Forum, un travail de recension sur les jeux expressifs a été organisé par quatre étudiant.e.s du Master Audiovisuel, Médias Interactifs Numériques et Jeux (AMINJ), parcours Conception de Dispositifs Ludiques, de l’Université de Lorraine. Après une présentation de quatorze jeux vidéo dits expressifs, nous vous proposons six entretiens réalisés avec des personnes présentes dans la recherche académique ou dans l’industrie vidéoludique. Vous pouvez retrouver la totalité des articles liés à ce dossier ICI.
Lire aussi : #16 | L’expressivité dans les jeux vidéo – Entretien avec Sébastien Genvo (Lie in My Heart)
Avant ces entretiens, nous avons demandé aux personnes interviewées de rédiger un court article présentant leurs réflexions. Enfin, notez qu’une capsule vidéo synthétisant ladite interview est également proposée à la suite de cet article. Pour ce dix-septième épisode, nous vous proposons une interview avec Diane Landais et Miryam Landais, d’Accidental Queens, studio de développement de jeux vidéo initialement fondé par trois femmes issues de l’industrie vidéoludique. Ce studio cherche à créer des jeux utilisant de nouvelles mécaniques, explorant des sujets de la vie quotidienne et des questions sociales, à travers des outils narratifs novateurs.
A Normal Lost Phone
– Un texte proposé par Accidental Queens
Dans A Normal Lost Phone, il n’y a pas d’avatar fictif : les joueurs sont amenés à se jouer eux-mêmes, et le téléphone simulé du jeu prend la place de leur vrai téléphone, brouillant la frontière entre le jeu et la réalité. Les versions mobiles du jeu renforcent cette immersion. L’interface de smartphone a le mérite d’être familière et donc intuitive pour une majorité de personnes et de permettre une immersion quasi immédiate dans le jeu et son histoire.
La multiplicité des applications disponibles sur un smartphone nous apporte beaucoup à la fois en termes de gameplay et de narration :
- Au lieu de rapporter un discours, le format du téléphone donne accès directement et factuellement aux conversations, images, comptes en ligne et autres éléments de la vie d’une personne. Avec leurs subtilités : on ne s’adresse pas de la même façon à ses parents qu’à ses amis ou ses voisins, et ces différences de langage indiquent la nature des liens entre les protagonistes de l’histoire.
- Le fait de passer d’une app à une autre et de relier des informations entre elles permet de créer des énigmes intéressantes à la façon d’une escape room virtuelle, tout en nous permettant de délivrer une histoire de façon non linéaire, au rythme de la progression des joueurs. Dérouler l’histoire soi-même, au fil de l’avancée dans l’enquête, permet de créer plus de proximité avec les personnages et éléments de l’histoire et ainsi de susciter plus d’empathie en jouant que passifs devant un film ou un livre.
Dire que le téléphone de Sam est « normal » est ironique : c’est juste un téléphone, pourtant en passant quelques dizaines de minutes à fouiller dedans on découvre peu à peu une nouvelle perspective sur un sujet qu’on ne connaissait pas. En revanche, si on considère qu’être « normal » c’est être exceptionnellement complexe, déceptivement profond, et renfermer des émotions de la plus banale à la plus intime… Alors oui, nos smartphones sont normaux, et Sam aussi.
Pourquoi avons-nous choisi de parler de ça ? Pourquoi sous ce format ? Parce que l’explication ci-dessus est simple mais importante, et qu’on arrivait beaucoup mieux à la faire passer à travers un jeu qu’avec des mots. Parce que « si vous voyiez les choses comme je les vois, il n’y aurait rien à expliquer ».
L’histoire de Sam n’est pas autobiographique, mais une fiction inspirée des vécus de diverses personnes LGBTQ. La meilleure fiction, ce n’est pas l’ » inverse de la réalité » ; c’est « exactement la réalité, mais pour de faux ».
Un entretien avec Accidental Queens
– Entretien réalisé par : FRICHE Lucas | Retranscription écrite par : FRICHE Lucas | Montage vidéo par : GIACCI Marion
Accidental Queens est un studio indépendant fondé en 2017. Cet entretien a été mené aurpès de Miryam Houali, graphiste et co-fondatrice du studio, et Diane Landais, programmeuse et également co-fondatrice. Cette interview s’intéresse aux processus créatifs présents chez Accidental Queens, et plus particulièrement à leur premier jeu, A Normal Lost Phone (2017).
Pouvez-vous présenter votre studio ?
Miryam Houali (M.H.) : Notre studio a sorti trois jeux qui ont tous la particularité d’avoir des formats innovants et de parler de sujets de société. A Normal Lost Phone (2017) est une enquête narrative dans laquelle on découvre l’histoire d’une personne en fouillant dans son téléphone. Le jeu parle des problématiques LGBT, que l’on découvre en explorant la vie de Sam, la propriétaire du téléphone. Le gameplay est composé d’énigmes, comme trouver des mots de passe nécessaires pour accéder à des applications. Ensuite, nous avons sorti Another Lost Phone (2017) qui propose le même type de gameplay, mais raconte cette fois-ci l’histoire de Laura. Sans trop spoiler, le jeu parle de la thématique des relations toxiques. Le troisième jeu, Alt Frequencies (2019), est une enquête narrative qui n’est plus dans un téléphone, mais dans une radio.
Diane Landais (D.L.) : Il s’agit d’un jeu dans lequel nous sommes bloqués dans une boucle temporelle : après quelques minutes, le monde se répète. Le joueur tente de comprendre le sens de cette boucle en rencontrant d’autres personnages qui ont également conscience des évènements qui se passent. Ce jeu traite du rapport au média et à l’information. La mécanique principale est d’enregistrer un extrait de ce qui est diffusé à la radio et de l’envoyer à une autre station pour tenter de changer le cours de l’histoire. Il s’agit d’une critique sur une pratique comme celle de retweeter un article sans en lire le contenu.
Quelles ont été les conditions de création du jeu ? Est-il issu d’une Game Jam, était-ce un projet que vous souhaitiez créer depuis longtemps ?
D.L. : Normal Lost Phone a été créé pendant la Global Game Jam de 2017, par 4 personnes qui ne se connaissaient pas ou très peu. Je faisais partie de l’équipe, avec trois autres personnes qui ne sont pas dans le studio aujourd’hui. Nous sommes sortis des 48h de Jam avec un prototype traduit en trois langues, pour lequel nous étions assez fières. Nous l’avons envoyé à quelques ami.e.s pour leur montrer notre travail. Nous pensions que ça allait en rester là, mais le jeu a énormément plu et a su trouver un public en ligne. Il a été repris par la presse et sur des blogs. Nous nous sommes dit que nous allions continuer à travailler dessus pour le présenter à des évènements liés aux jeux vidéo. Ça s’est passé dans une période où plusieurs personnes de l’équipe cherchaient un nouveau projet de jeu sur lequel travailler. C’est à ce moment-là que Miryam nous a rejoints, et que Simon Bachelier, notre producer, nous a également rejoints. En 2016, nous avons préparé la création du studio, tout en trouvant des financements pour développer le jeu à côté. Début 2017, le jeu est sorti, et quelques mois plus tard, Accidental Queens naissait.
Vous évoquez qu’A Normal Lost Phone explore des « sujets de la vie quotidienne » et des « questions sociales ». Vouliez-vous déjà aborder ces sujets lorsque vous avez démarré votre carrière dans l’industrie du jeu vidéo, ou bien celles-ci vous sont apparues par la suite ?
D.L. : Pour ma part, c’est clairement ce qui a motivé la création du studio Accidental Queens. Que cela soit Miryam ou Elisabeth (autre co-fondatrice du studio, NDLR), lorsque nous avons créé le studio, nous avons décidé que ces thématiques allaient être notre identité et notre objectif. Nous souhaitons créer des jeux qui rentrent dans ce cadre, tout en explorant des formats différents. Il y a toujours une portée, pas nécessairement pédagogique, mais plutôt engagée.
M.H. : Nous ne faisons pas des Serious Games. Nous souhaitons créer des jeux divertissants qui racontent des récits importants pour nous. La portée pédagogique est venue dans un second temps.
En racontant ces récits, nous nous sommes rendu compte que nous pouvions pousser l’aspect pédagogique pour faire passer des informations. Non pas pour prêcher ce qui est bon ou non, mais plutôt pour donner aux joueurs des bases réflexives lui permettant d’approfondir ces idées. Sur A Normal Lost Phone, cela est venu au fur et à mesure du développement. Sur Another Lost Phone, c’était notre objectif de départ. Nous avons collaboré avec des associations pour pouvoir parler des relations toxiques. Notre travail s’est porté sur les idées reçues, et nous nous demandions comment debunker (discréditer, démystifier, NDLR) cela par notre jeu, sans dire trop de conneries (rires).
Sur Alt Frequencies, nous partons d’un contexte autour du traitement de l’information. Nous avons fait appel à des journalistes pour être sûrs de la vraisemblance de nos stations de radio. Nous avons également pu recevoir l’aide d’ARTE France sur ce sujet-là, avec qui nous travaillions sur ce jeu. Alt Frequencies avait plutôt l’objectif de faire réfléchir sur ce contexte informationnel.
La thématique de l’identité de genre est de plus en plus montrée dans les productions actuelles. Êtes-vous satisfaites de la manière dont les jeux vidéo la traitent ?
D.L. : Ça dépend de ce qui est évoqué. Ces problématiques sont traitées dans le jeu vidéo depuis bien plus longtemps qu’on ne le croit, mais sont restées très confidentielles. En soit, parler d’identité à travers le jeu vidéo, ou dans l’art en général, n’est pas apparu durant ce siècle. Il n’y a pas de bonnes ou mauvaises manières de faire ça, à partir du moment où ce sont des personnes qui parlent de leur expérience ou de quelque chose qui les touche vraiment. Il y a énormément de productions, quand elles sont biographiques ou autobiographiques, qui sont à peine critiquables. Cette expérience est évidemment valide et valable, car vraie.
En revanche, nous pouvons constater de plus en plus de grosses productions qui apportent des problématiques de genre, d’identité, de sexualité, sous un prisme un peu différent, et qui rejoignent ce que nous pouvons voir dans le cinéma avec une notion qui s’approche de la notion de quota. De cette idée du « on a mis un personnage trans ». Un entre-deux peut être trouvé, car il y a tout de même intérêt à mettre en avant ces sujets dans de grosses productions. Elles possèdent un public conséquent et ont le pouvoir de toucher, voire d’éduquer une grande audience, mais il ne faut pas tomber dans cet effet « case à cocher ». Les récents gros titres repérés avec un personnage trans ne sont pas si mauvais que ça. Il y a de très belles choses qui se font chez Dontnod (studio français connu pour les jeux Life is Strange et Tell me Why, NDLR) par exemple, mais la communication autour me paraît un peu extrême dans le sens où, non, ce n’est pas le premier jeu avec un personnage trans.
M.H. : Ce sont les équipes qui travaillent sur ces jeux qui peuvent et vont apporter cette diversité. C’est assez mécanique : plus ces équipes possèdent des profils et des parcours de vie divers, plus les protagonistes au sein de leur création le sont. D’où l’émergence progressive de personnages LGBT, d’héroïnes ou de personnages de couleur, tout simplement car les équipes deviennent de plus en plus diverses. C’est d’autant plus visible dans des productions AAA où, à l’accoutumée, nous avons l’habitude d’avoir une ribambelle de personnages blancs âgés d’une trentaine d’années, un peu barbus, et qui ont toujours le même physique. Nous voyons arriver la daddyfication de l’industrie avec des jeux comme Dishonored, c’est-à-dire des développeurs qui deviennent des papas et ont envie de raconter leur relation entre père et enfant. Ces jeux sont apparus, car ce sont des expériences qui sont devenues importantes pour les développeurs. Les équipes de grosse production deviennent de plus en plus diverses, même si cela pouvait exister auparavant. Je pense par exemple au jeu de BioWare, Dragon’s Age Inquisition, publié en 2014, qui avait un personnage transgenre. Ce n’était pas une représentation parfaite et ça a été beaucoup critiqué étant donné que c’était un homme transgenre doublé par une femme. Il y a toujours des choses à améliorer, mais il y avait déjà une représentation plutôt chouette dans un jeu possédant une grande audience. Et c’était il y a six ans. Si ce n’est donc pas nouveau, il y a de plus en plus de médiatisation et de répercussions.
Il y a cette tendance à être assez critique quand est représentée une minorité. Étant donné qu’il y en a parfois assez peu pour certaines d’entre-elles, tout le monde se jette dessus et veut qu’elle soit parfaite, mais ce n’est pas très pertinent. Si je prends un héros masculin basique du jeu vidéo, il y en a de toutes sortes ; des très héroïques, certains avec des défauts, d’autres encore pas vraiment intéressants … Nous ne nous attardons pas spécialement sur ces représentations étant donné qu’il y en a des dizaines d’autres, tandis que pour des personnages transgenres, s’ils n’ont pas une histoire géniale, les gens vont râler. Ils veulent que celle-ci soit parfaite. Or, quand nous sommes dans une œuvre à caractère biographique ou autobiographique, les personnes ne sont pas parfaites. J’aimerais arriver au stade où il y aurait suffisamment de représentations pour que tout le monde puisse y trouver son compte, et que l’on arrête de chipoter. C’est d’ailleurs la même problématique avec les femmes dans le jeu vidéo, que ce soit pour les protagonistes ou pour celles qui font des jeux vidéo. Il y a toujours cette injonction à être un modèle avec cette tendance à regarder la femme, et non la personne. Du coup, si l’on fait des conneries, ce sont « les femmes dans le jeu vidéo qui font des conneries », alors que quand c’est un gars, on dit « bon, c’est Jean-Michel, il a merdé » (rires). En bref, ce n’est pas une position facile, et nous ne pouvons pas en sortir tant qu’il n’y a pas plus de diversités.
Dans vos jeux, pensez-vous d’abord au récit ou à la thématique ?
D.L. : Ça dépend vraiment des jeux, des formats, et des thématiques que nous souhaitons traiter. Nous essayons de mettre en parallèle les mécaniques de jeu, les éléments de gameplay et des éléments thématiques, et voir comment tout cela peut se répondre de manière intelligente. C’est le cas des Lost Phone où nous avons établi la liste des applications d’un côté, et les idées reçues à debunker de l’autre. Nous voulions voir comment les données d’un téléphone peuvent nous aider à traiter les idées de notre sujet. Nous essayons d’avoir une cohérence aussi forte que possible étant donné que c’est ce qui permet de faire naître la crédibilité de l’histoire et l’immersion d’un joueur ou d’une joueuse dans l’expérience de jeu proposée. Il faut que tous ces éléments se répondent.
M.H. : C’est important pour nous de trouver comment traiter le sujet via le média jeu vidéo. Nous nous demandons comment juxtaposer nos personnages et nos récits avec les mécaniques de gameplay. Il est nécessaire d’avoir cette adéquation entre le format et le sujet traité.
Vous travailliez donc avec une liste formalisée de « choses à debunker » pour votre travail ?
D.L. : Ce n’était pas aussi carré que ça, mais ça a été un point de départ pour nos réflexions.
M.H. : Littéralement, c’était une petite feuille collée sur le mur du studio avec les piliers du jeu. Cela s’est particulièrement fait sur Another Normal Lost phone. Le concept clef du jeu est le cycle de la violence dans une relation toxique, et nous voulions que cela se ressente dans la façon de communiquer avec les autres personnages. Nous l’avons résumé et collé sur le mur.
D.L. : On nous a expliqué qu’une mécanique clef dans ce type de relation était l’isolement. Nous avons pris ce mot-clef et il s’est retrouvé partout. Par exemple, dans l’icône de l’application, il y a une carte SIM cassée en deux. Cela représente l’isolement de manière visuelle.
Vous avez transformé des mécaniques de relation en mécaniques de gameplay ?
D.L. : Nous avons plutôt essayé de les mettre en lien, de les relier et de trouver ce qui pouvait être une métaphore.
M.H. : Nous essayons d’un peu plus coller à la réalité. Par exemple, dans Another Lost Phone, nous parlons d’isolement. À un moment, nous avons des conversations entre Laura et certains de ses ami.e.s et nous voyons la fréquence à laquelle sont envoyés les messages. Celle-ci va graduellement diminuer, jusqu’à l’arrêt total. C’est une métaphore de l’isolement, et c’est aussi une manière littérale de le montrer.
Est-ce que vous pensez que les jeux vidéo sont les médias de prédilection pour faire sentir cette idée du « vous voyez les choses comme je les vois » ?
M.H. : Il y a une chose que nous avons dans le jeu vidéo et que nous ne retrouvons pas ailleurs : l’interaction. Dans les jeux que nous proposons, nous ne souhaitons pas faire incarner un personnage comme cela se fait dans un jeu vidéo dit classique. L’idée est d’être le témoin d’évènements que nous découvrons dans l’univers du jeu. Dans Normal Lost Phone, nous sommes les témoins de ce qui s’est passé. Nous ne pouvons pas changer le cours du jeu. Nous ne pouvons que découvrir et enquêter a posteriori. Nous sommes dans l’obligation de nous intéresser de très près à ce qui vivent les personnages et, de fait, à se mettre à leur place.
Il y a toujours des gens qui trouveront que cela est trop militant, trop politique, mais, encore une fois, nous n’en tenons pas spécialement compte. Ce qui nous intéresse est de savoir si les joueurs se divertissent et trouvent un intérêt à cette expérience.
— Miryam Houali, Entretien pour l’Expressive Game Lab
Par exemple, la construction des mots de passe des applications du téléphone de Sam est liée à des dates. C’est en comprenant Sam, en comprenant ce qui est important dans sa vie, que le joueur ou la joueuse découvre les significations liées à ces mots de passe. À travers cela, nous espérons créer une empathie pour le personnage.
Comment avez-vous pensé l’équilibre entre la médiation d’une thématique et faire un récit narratif ?
M.H. : Nous avons fait tester notre jeu à toutes les étapes du développement afin de s’assurer que celui-ci soit divertissant et pédagogique. Cela nous permet d’orienter le développement au fur et à mesure tout en corrigeant le tir sans que ça soit trop couteux. Ce qui était important pour nous, c’était que le joueur n’ait pas l’impression d’être évalué, avec, par exemple, un questionnaire à la fin. Nous ne voulions pas de mécaniques venant récompenser une bonne compréhension. En cela, il n’y a aucun moyen de vérifier si le joueur a bien cerné ce qu’est la transidentité, ou s’il a changé d’avis là-dessus. Pour revenir sur les critiques reçues, il y a toujours des gens qui trouveront que cela est trop militant, trop politique, mais, encore une fois, nous n’en tenons pas spécialement compte. Ce qui nous intéresse est de savoir si les joueurs se divertissent et trouvent un intérêt à cette expérience. L’apprentissage est un effet secondaire, mais nous n’essayons pas d’être preachy (moralisateur, NDLR).
Votre jeu a-t-il eu des échos en dehors de la sphère vidéoludique ? A-t-il été utilisé dans des centres de médiation ou des bibliothèques, par exemple ?
M.H. : Nous nous sommes rendu compte que nous pouvions avoir un écho en dehors de la sphère vidéoludique quand nous avons vu que A Normal Lost Phone était dans le catalogue de la BNF (Bibliothèque Nationale de France), au sein d’une sélection de jeux. Celui-ci a ensuite été utilisé dans des bibliothèques et dans le cadre de conférences pour parler des thématiques du jeu ou de sa forme narrative en la comparant à d’autres types de jeux et médias. Il a également été utilisé en salle de classe, comme support de médiation afin de lancer une discussion sur un sujet. Par exemple, le jeu a permis des discussions sur le sujet de la tolérance vis-à-vis des uns des autres, mais aussi de la vie privée. Il y a également eu énormément de vidéos sur YouTube et de Let’s Play. Cela a permis d’étendre le public puisque nous parlons ici de dizaines de millions de personnes.
Il y a eu une forme de démarche d’éducation populaire entre les commentaires YouTube et les discussions autour de ce jeu vidéo sur les réseaux sociaux. De même, nous avons vu l’apparition de vidéos d’analyses plus sérieuses, comme celle de NotaBene (chaine YouTube, NDLR), qui utilise des extraits d’Alt Frequencies pour parler de l’information dans l’Histoire.
D.L. : Grâce à Twitch, grâce au bouche-à-oreille, grâce à notre sphère créative, l’idée est que nos jeux existent dans un contexte où il n’y a pas besoin de jouer pour y accéder. Nous avons une portée sur nos paires. De fait, nous touchons plus de monde que les personnes qui achètent et jouent à notre jeu. Nous prenons cela en compte dans notre méthode de production et de conception : nos jeux ne sont volontairement pas trop chers, ils sont traduits dans un maximum de langues, et nous répondons le plus possible aux demandes d’utilisation de nos jeux dans des contextes différents.
J’ignorais que YouTube avait permis de faire connaître le jeu.
M.H. : Ce sont les Brésiliens qui ont en premier commencé à en parler, ce qui fait que tous nos jeux ont maintenant des localisations pour eux (des traductions, NDLR). Puis des francophones, comme Amixem ou Squeezie pour les plus connus, s’en sont emparés. Au niveau des anglophones, c’est sûrement la vidéo de JackScepticEye qui a eu un écho particulier. Cette vidéo est émouvante puisqu’il compare l’expérience du personnage à la sienne. Son témoignage a eu un impact très positif sur sa communauté et celle-ci l’a énormément partagé. Il y avait quelque chose de très intime et humain dans cette expérience.
D.L. : C’est un instant communautaire, un partage d’expériences et de regards que nous n’aurions pas eus avec une simple activité de jeu. C’est similaire pour les utilisations du jeu en classe où, après une séance de jeu, un moment d’échanges et de partages apporte autre chose qu’un simple « j’ai joué au jeu et j’ai appris des trucs ».
M.H. : C’est quelque chose dont j’avais parlé lors d’une conférence que j’ai effectuée dans le cadre de Game For Change.
Pouvez-vous m’expliquer le lien entre le jeu et sa bande-son ?
D.L. : Comme notre inspiration principale était le contenu des téléphones, la musique avait une place privilégiée. Nous écoutons tous de la musique et nous avons tous des moments de notre vie qui sont associés à quelques musiques. Nous voulions que les joueurs fassent cette association entre les musiques et des séquences de jeu. Il fallait créer une playlist crédible pour ce personnage, un procédé que nous avons reproduit dans Another Lost Phone et Alt Frequencies. Il y a cette relation entre la crédibilité de la musique et la création de moments forts.
M.H. : Nous nous sommes beaucoup inspirées de l’OST de Life Is Strange. C’est assez cliché, mais nous trouvions que ce sont des morceaux proches de ce que peuvent écouter les ados (rires). Je pense que c’est quelque chose qui parle à beaucoup de personnes. Quand nous étions ados, nous faisions des playlists de nos chansons préférées, et nous reprenions les paroles pour exprimer nos émotions et les mettre dans des statuts MSN (rires). Nous avons voulu faire en sorte que les paroles présentes dans ces morceaux aient un rapport avec l’histoire et ce que vivait Sam.
Quelles ont été vos inspirations pour A Normal Lost Phone ?
M.H. : C’est très drôle, car ce ne sont pas les mêmes selon les personnes !
D.L. : Elles sont vraiment multiples. Comme c’est un jeu réalisé en Game Jam, les influences sont diverses. Je pense que c’est le jeu Gone Home qui nous a inspirés dans son format narratif, ainsi que dans le but de l’expérience de jeu. Nous n’arrêtions pas de le mentionner, mais je ne sais plus qui y avait joué …
M.H. : … personne n’avait joué à Gone Home (rires). C’est Her Story qui a inspiré certaines personnes. Normal Lost Phone reprend plein d’élément issus de Gone Home, comme le twist sur le coming-out du personnage, qui d’ailleurs s’appelle Sam. Il y a beaucoup d’échos avec notre jeu, et ce n’était pas du tout intentionnel, car personne n’y avait joué avant de développer le jeu. À force de voir des gens faire un parallèle entre ce jeu et le nôtre, nous avons fini par y jouer (rires).
D.L. : En termes de format, Cibele, de Nina Freeman, m’a beaucoup marqué. Dans ce jeu, on explore la vie d’une personne via son ordinateur portable et un MMORPG auquel elle joue. On se retrouve à faire des actions comme du griding dans les MMO, et le jeu prend sens autour des échanges que l’on a avec d’autres joueurs, avec les échanges de fichiers et la messagerie instantanée. Cette contextualisation dans une fausse interface m’a beaucoup inspiré. Il y a également le jeu Analog : A Hate Story, de Christine Love, qui se sert de la compréhension de l’intrigue par le joueur pour le faire avancer dans l’histoire.
Ce sont donc plutôt des influences liées à des jeux.
D.L. : Mon apport était plutôt lié aux mécaniques du jeu, et non au narratif.
M.H. : Comme je le disais, Life is Strange était aussi une très grande influence pour ce jeu. Une autre référence citée est WEI or DIE, dont Estelle (la graphiste, NDLR) nous avait parlé.
D.L. : La Game Jam s’est déroulée en même temps que le festival de la BD, à Angoulême. Nous souhaitions faire une Jam « à la cool » et filmer des éléments d’une soirée liée au festival pour réaliser notre jeu. Nous voulions nous inspirer de WEI or DIE, un jeu avec des prises de vues réelles dans un week-end d’intégration où l’on résout une enquête. En regardant différentes photos ou vidéos de la soirée, le joueur fouille le contenu du jeu et comprend l’histoire. C’était une bonne référence narrative. Finalement, notre jeu n’a pas ces éléments, mais conserve des similitudes dans la manière de représenter le réel.
Dans le texte fourni pour présenter votre jeu, vous dites que « la meilleure fiction, ce n’est pas l’inverse de la réalité ; c’est exactement la réalité, mais pour de faux. » Pouvez-vous revenir sur cette phrase ?
D.L. : Quelque chose que j’ai appris en faisant du théâtre d’improvisation, c’est que j’écris et invente mieux en puisant dans l’existant ; dans mon expérience. Il y a une vraie richesse d’écriture quand on parle de soi et que l’on réinterprète ce que l’on a vécu. Savoir prendre du recul sur des moments de sa vie personnelle, pour les recontextualiser, a plus d’impact que de parler de choses que je n’ai pas vécues. Je n’invente rien, les auteurs de science-fiction et de fantasy font déjà ça : ils inventent des choses qui n’existent pas, mais parlent systématiquement de leur quotidien. Ils parlent de problématiques de société qui les touchent. Finalement, c’est rarement « l’inverse de la réalité », c’est avant tout la réalité dans laquelle ils vivent ; avec de nombreux éléments faux leur permettant de parler de leur quotidien.
M.H. : Il y a aussi quelque chose d’important dans cette phrase : dans notre jeu, nous créons un contexte qui ressemble à la vraie vie, mais pour de faux. Dans la vraie vie, si tu tombes sur un téléphone, tu ne vas pas le fouiller comme un connard (rires). Tu vas regarder s’il y a un numéro que tu peux appeler pour le restituer, ou alors tu le rapportes aux objets trouvés. Tu ne le revends pas sur eBay (rires). Donc, dans la vraie vie, à part si tu es un stalker, tu ne vas pas fouiller dans un téléphone puisque c’est mal. Tout comme, dans la vraie vie, tu ne prends pas une kalachnikov pour aller tirer sur des gens. Pour autant, plein de FPS nous mettent dans cette situation sans pour autant incarner le mal. Le jeu nous met dans un environnement où nos actions n’ont pas de conséquences. C’est pareil dans Alt Frequencies, on ne peut pas répondre à un animateur de radio quand il nous énerve. On peut twitter avec son nom, mais ça a rarement de l’impact. Tout cela montre la force d’un médium où nos interactions fictionnelles ont un impact sur la fiction. Nous interagissons avec quelque chose qui ressemble à que nous sommes dans la vraie, mais pour de faux.
Je trouve que la fiction permet au joueur de prendre du recul sur ce qu’il vit. Par la suite, au fur et à mesure de l’avancée de la narration, elle peut faire un parallèle avec ce vécu. Finalement, la situation présentée dans la fiction sert de prétexte pour parler de quelque chose.
M.H. : Nous avons reçu quelques critiques sur Alt Frequencies à ce propos. La boucle temporelle, qui sert de socle pour l’univers du jeu, n’est jamais clairement explicitée, car le fonctionnement de la boucle sert simplement de prétexte pour raconter les interactions entre les personnages et l’histoire, et aux réactions de ces personnes dans le contexte de cette histoire. De nombreux joueurs ont trouvé que la boucle temporelle était une métaphore du BREXIT, ou une métaphore de l’enfermement sur soi. Et c’étaient clairement nos inspirations, mais au lieu d’ancrer notre jeu dans le réel avec un évènement précis, nous proposons un univers fictionnel.
Comme vous travaillez sur des métaphores, donc des objets sémantiques, il est logique que chaque joueur ou joueuse puisse y insuffler le sens qu’il ou qu’elle souhaite.
M.H. : Tous les Britanniques qui ont joué à notre jeu ont pensé au BREXIT ! De même, nous avons eu beaucoup d’articles étasuniens autour de la guerre d’information dans l’administration Trump. Beaucoup de français n’ont pas trop accroché au jeu, car nous n’avons peut-être pas la même façon de traiter l’information et d’interagir avec. C’est intéressant de voir comment chaque personne s’approprie le récit.
D.L. : Si nous sortions le jeu maintenant, je pense que la grille de lecture liée à la boucle temporelle aurait un rapport avec le confinement (rires).
Pour A Normal Lost Phone, vous avez travaillé avec le témoignage de personnes concernées par la thématique de la transidentité. Comment ces témoignages s’imbriquent-ils dans votre façon de travailler ?
M.H. : Ça a été une très mauvaise façon de travailler (rires). Sur A Normal Lost Phone, les tests utilisateurs ont été effectués sur des personnes concernées par les thématiques LGBT, et nous sommes même allées plus loin puisque certaines étaient intégrées dans le développement du jeu. Dans le jeu, c’est l’exemple du forum sur lequel il y a énormément d’informations un peu plus pédagogiques sur des sujets de transidentité et d’orientation sexuelle. Certains questionnements, présents dans le jeu, sont des témoignages directs des personnes présentes.
Faire intervenir ces personnes était un moyen de ne pas dire de bêtises sur ces sujets, et avoir des opinions et avis. Elles ne sont pas forcément partagées par toutes les personnes LGBT, mais il était important pour nous de montrer ces différentes opinions, sans trancher. Le problème est que ces témoignages, qui ont été intégrés tels quels, nous ont été fournis de manière totalement bénévole, sans aucune rétribution. Ce que nous avons tenté de corriger sur les productions suivantes. Pendant le développement de ce jeu, nous faisions ça sur notre temps libre et ça a été un peu fait à l’arrache. Avec le recul, nous aurions aimé rémunérer les personnes qui ont fait ce travail de sensibilisation.
Je trouve que le passage du forum permettait justement un aller-retour, une dislocation entre le réel et la fiction du jeu.
D.L. : C’était l’enjeu. Faire intervenir différentes voix pour remplir ces contenus permettait de rendre le jeu crédible, cohérent, et informatif.
Avez-vous, avec le temps, un regard critique sur le jeu ? Quelque chose que vous auriez aimé faire différemment ?
M.H. : Il y a énormément de choses que nous aimerions modifier, notamment grâce à notre expérience en développement. La première chose que nous aurions aimé faire, c’est prendre quelqu’un en gestion de projet, car nous nous passions un peu la balle à chacun au fur et à mesure. C’était problématique. Il y avait des soucis de communication entre les gens. Simon Bachelier nous avait un peu aidées au début, mais c’était du pur bénévolat, il a donc dû quitter la production à un moment donné.
Quand nous avons monté Accidental Queens, l’une de nos premières préoccupations était de professionnaliser nos process et d’avoir une personne dédiée à cette tâche. Que cela soit via des applications comme Trello ou Slack, mais aussi sur comment nous faisons circuler les informations entre nous, via des réunions, des debriefs, etc. C’est ce qui a manqué sur Normal Lost Phone, d’autant que nous travaillons avec une personne qui n’est pas francophone (Raphaël, le deuxième scénariste et game designer, NDLR). Il était difficile pour certaines personnes de communiquer en anglais. Dorénavant, nous faisons attention à cela en écrivant nos documents en anglais et en privilégiant cette langue pour nos communications.
D.L. : Se réfugier dans le français par simplicité est souvent un piège amenant des membres de l’équipe à rester en arrière. Ça peut nous faire perdre des mois de travail.
M.H. : Nous parlions du fait de payer les gens, mais de manière générale, il y a également le fait de faire intervenir des personnes extérieures au studio. Diane et moi sommes les seules vraies employées de la boîte. Nous travaillons fréquemment avec des freelances et il faut encadrer leur travail. Par exemple, s’il nous faut quelqu’un pour écrire du scénario, quand doit-il intervenir, quelles formes doivent prendre les livrables, etc. Non seulement cela nous permet d’éviter d’abuser involontairement du travail des personnes, mais cela nous permet également de mieux définir ce que nous attendons des intervenants afin qu’ils produisent du meilleur travail.
Et sur la narration de Normal Lost Phone ?
M.H. : Je pense que beaucoup de choses ont été faites avec maladresse. Nous avons dorénavant conscience de la réception du public. Par exemple, nous essayons maintenant de toujours mettre un « content warning » au début de nos jeux. Certes, un petit disclaimer est présent au début de Normal Lost Phone, mais ce n’est pas suffisant. Nous préférons mettre un trigger warning optionnel, qui spoilera peut-être un peu le jeu, mais permet de lister les sujets problématiques abordés. Ça paraît bête, mais ça fait la différence entre une bonne expérience et une crise de panique pour certains joueurs.
Ça me rappelle le débat sur l’accessibilité qui a émergé à la sortie de jeux comme Sekiro : Shadows Die Twice, et sur la manière dont les joueurs accèdent au contenu malgré leurs handicaps.
M.H. : Oui. Finalement, la charge cognitive la plus forte dans Normal Lost Phone est liée à la quantité de textes à lire. L’autre charge est, elle, émotive. Nous avons vraiment travaillé sur une amélioration de l’accessibilité dans nos jeux. Par exemple, nous avons doublé tous nos feedbacks dans Alt Frequencies, afin que le joueur ait l’information de différentes manières (en l’occurrence, des feedbacks sonores et visuels, NDLR).
D.L. : Nous avions également la volonté de « faire mieux » dans notre deuxième jeu, Another Lost Phone, tout en explorant d’autres éléments que nous avions mis de côté, car nous souhaitions avant tout finir le jeu (rires). Notamment des choses que nous avions identifiées assez tardivement. Par exemple, nous pouvons envoyer des brouillons de la part de Sam dans Normal Lost Phone, et nous l’avons enlevé dans Another Lost Phone …
M.H. : … pour ne pas prendre sa place.
D.L. : Voilà, ça pouvait amener des problèmes qui n’avaient pas leur place dans le jeu. L’interprétation et la réinterprétation suffisaient à faire passer le message. Nous avons également changé la manière de penser le visuel entre nos deux jeux. Notre direction artistique est conçue avec plus de réflexions en amont sur Another Lost Phone, ce qui crée une cohérence et une crédibilité assez chouette. Et ça s’est répercuté sur le reste de notre travail. Nous nous référons souvent à nos jeux passés lorsque nous souhaitons faire intervenir des personnes sur nos projets.
M.H. : Nos formats sont assez innovants et ont souvent peu de références, il est donc difficile de proposer un cadre de références. Il y a tout un travail de lexique et de conceptualisation que nous effectuons afin de communiquer auprès des intervenants. Emmanuel Corno, le scénariste avec qui nous avons travaillé, a théorisé les concepts qu’il utilise dans ses jeux (Event[0] et Alt Frequencies, NDLR) et comment penser les interactions entre les joueurs et les systèmes. Il y avait un lexique à créer, donc nous avons eu besoin de passer par des phases un peu plus théoriques, ce qui nous a permis par la suite de faciliter la communication dans l’équipe.
Si je résume, vous souhaitez surtout améliorer les aspects communicationnels ?
M.H. : Pour résumer, nous pensons qu’il est nécessaire d’avoir des connaissances pointues pour fabriquer et intégrer ces contenus dans un jeu vidéo. Ce qui est difficile dans le développement d’un jeu est la composante humaine très forte. Les pires problèmes que nous avons eus sont des problèmes de communication, des problèmes humains, et c’est que nous avons le plus corrigé depuis notre premier jeu. C’est ce qui nous permet de progresser créativement.
Dossier spécial “L’expressivité dans les jeux vidéo” préparé et présenté par Priscilla Barthelemy, Marion Giacci, Lucas Friche et Pierre Vuillemot