Étudiant en deuxième année de Master Audiovisuel, Médias Interactifs Numériques et Jeux parcours Conception de Dispositifs Ludique (AMINJ CDL), Victor Meunier effectue un stage en recherche au sein de l’Expressive Game Lab, où il participe à l’activité de la structure – participation à la préparation d’un colloque, réalisation de capsules vidéos à partir de conférences – et prépare un mémoire de recherche. Ce dernier s’inscrit dans la continuité de celui qu’il a soutenu l’an passé sur le discours social du jeu d’infiltration en 19981 et prépare un projet de thèse. Il nous explique les enjeux de sa recherche :
La théorie du discours social est une théorie d’analyse du discours. Les grands principes en ont été établis par le travail de l’historien des idées et professeur en littérature Marc Angenot. Le discours social désigne le « système » global qui organise et délimite, dans une société donnée et à un instant T, ce qui peut être dit et compris. Angenot, dans un article de 2020, résume ce qu’étaient les enjeux de son travail théorique dans sa thèse sur le discours social dans l’espace francophone de 1889 : « Il s’agissait donc de faire apparaître des récurrences, des contraintes, des répartitions, des répertoires et des « codes » qui apparaissent en quelque sorte sous-jacents à ce qui parvient à se dire et s’écrire ici et là, un système régulateur qui n’est pas donné d’emblée à l’observation »2.
Mon mémoire de l’an passé s’intéressait ainsi à la possibilité de transposer l’analyse du discours social au jeu vidéo, pris comme forme de discours. J’avais analysé comment les trois jeux considérés comme fondateurs du genre du jeu d’infiltration – stealth game en anglais – sortis en 1998, s’affirmaient comme une topographie du discours social ludique à part, en déployant une double interdiscursivité, Les jeux d’infiltration employaient d’une part au discours du jeu d’action, mais d’autre part au discours de médias non vidéoludiques – films noir, fiction d’espionnage… – pour affirmer une entité différente du genre parent qu’est le jeu d’action.
Mon travail actuel s’intéresse à l’origine même du terme « stealth » dans le discours vidéoludique. En anglais, on parle de « stealth games », mais l’histoire de l’idéologème « stealth » – une unité de sens dans un discours-social donné – ne fait pas l’objet de beaucoup d’attention. Mon travail vise à rendre compte de la ludoformation – de la transposition d’une unité de sens de médium non ludiques vers un médium ludique – du stealth militaire dans les années 1980.
Le terme « stealth » – qui désigne ou un bien une attitude furtive et dissimulatrice ou dans un sens militaire des tactiques visant à se substituer à la perception de l’ennemi – se met à occuper une place plus importante dans le discours social états-uniens dans les années 80-90 du fait de la médiatisation d’un projet d’avion invisible aux radars, et surnommé « Project Stealth ». Le terme se met alors aussi à désigner des technologies et dispositifs techniques militaires. Cette publicisation, qui débute sous le mandat du président démocrate Carter3 se trouve d’autant plus valorisée avec l’arrivée au pouvoir de Donald Reagan en 1981, et une tension renouvelée entre bloc de l’ouest et de l’est par la mise en place de la « Doctrine Reagan ». Cette doctrine repose entre autres sur le développement de programmes militaires de hautes-technologie.
C’est dans ce contexte que le studio et éditeur spécialisé dans le jeu de simulation Microprose, fondé en 1982 par Sid Meier – qu’on connaît principalement pour avoir initié la série des jeux Civilization mais qui a commencé sa carrière à Microprose comme programmeur et designer sur des simulateurs et jeux de stratégies – et par Bill Stealey – un ancien pilote de l’US Air Force –, trouve sa place comme chaînon manquant entre stealth militaire et stealth game : d’une part la série Silent Service, d’autre part la série Stealth Fighter. La première est une série de simulateur de sous-marin, un genre qui est une source d’influence vidéoludique des jeux de 1998 – Thief en particulier – et qui n’est pas un jeu d’action. La seconde est une série de simulateur ou on contrôle un avion furtif, qui a importé le terme dans le jeu vidéo. Les deux sont des productions d’un même studio qui mettent en jeu des technologies furtives et qui ont des structures de gameplay et des éléments discursifs communs. De surcroît le studio a des liens avérés avec l’armée américaine, certains de ses simulateurs ayant d’abord eu pour destinataire un public militaire – à des fins de formation – avant d’être diffusé auprès d’un public civil.
À titre d’exemple, le stealth militaire y est ludoformé comme étant un vecteur de l’impérialisme américain. Les théâtres d’opération où le joueur est amené à se déplacer aux commandes de son véhicule, c’est en particulier vrai pour les jeux Stealth Fighter, sont des pays alignés sur l’URSS pendant la guerre froide et nous sommes invités à mener des opérations en solitaire sur leur territoire – espionnage, destruction d’installation, etc. Le fait que ces opérations puissent être menées en dehors de tout conflit chaud – donc en infraction avec le droit international – et que le jeu présente la chose comme justifiée est une manifestation du stealth militaire ludoformé selon la doctrine Reagan. Pour faire reculer les efforts agressifs d’une URSS conquérante, tous les moyens sont bons, et la supériorité technologique est un moyen qui permet de maintenir un « démenti plausible ». En effet, si l’opération est menée hors d’un conflit chaud, il est encouragé de ne laisser aucune trace pour que la mission soit un succès – pas de témoin, détruire les installations radars, etc. Le sous-entendu de cette mécanique de gameplay est que l’opération est illégale selon le droit international, mais que le problème n’est pas l’illégalité – encore moins les éventuelles pertes humaines – mais bien le droit international.
De ce point de vue, et mis en relation avec les jeux de 1998, le stealth de Microprose est similaire dans sa rhétorique – des présupposés idéologiques forts sont cristallisés dans l’incitation à la furtivité – mais radicalement différent dans son idéologie. Il y a un monde entre un Metal Gear Solid où il faut se faire furtif parce que le complexe militaro-industriel essaie de cacher la vérité sur ses tentatives de contourner les obligations des traités de désarmement, et un F117A Stealth Fighter où il faut rester dissimulé pour garder la communauté internationale dans l’ignorance des exactions états-uniennes.
L’objectif de cette recherche est de continuer et d’approfondir l’approche que j’ai commencée à développer dans mon mémoire de Master 1, avec pour objectif de préparer le terrain pour une possible thèse qui permettrait de pleinement développer cette approche comme une façon d’étudier le jeu comme forme de discours, dans son historicité et sa complexité, en prolongeant la recherche sur le genre du jeu d’infiltration.
1Victor Meunier. « Discours social des jeux d’infiltration : exercice de sociocritique ludique » (other, Université de Lorraine, 2021). https://hal.univ-lorraine.fr/hal-03424475.
2Marc Angenot. « Théorie du discours social: Notions de topographie des discours et de coupures cognitives », COnTEXTES, no 1 (15 septembre 2006) : 41. https://doi.org/10.4000/contextes.51.
3United States Congress House Committee on Armed Services Subcommittee on Investigations, Leaks of Classified National Defense Information–stealth Aircraft: Hearings Before the Investigations Subcommittee of the Committee on Armed Services, House of Representatives, Ninety-sixth Congress, Second Session, August 27, September 4, 16, and October 1, 1980 (U.S. Government Printing Office, 1981).