En collaboration avec le KIF – Knowledge Immersive Forum, un travail de recension sur les jeux expressifs a été organisé par quatre étudiant.e.s du Master Audiovisuel, Médias Interactifs Numériques et Jeux (AMINJ), parcours Conception de Dispositifs Ludiques, de l’Université de Lorraine. Après une présentation de quatorze jeux vidéo dits expressifs, nous vous proposons six entretiens réalisés avec des personnes présentes dans la recherche académique ou dans l’industrie vidéoludique. Vous pouvez retrouver la totalité des articles liés à ce dossier ICI.
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Avant ces entretiens, nous avons demandé aux personnes interviewées de rédiger un court article présentant leurs réflexions. Enfin, notez qu’une capsule vidéo synthétisant ladite interview est également proposée à la suite de cet article. Pour cet avant-dernier article, nous nous sommes entretenus avec Patrick Deslauriers et Julien Hocine, doctorants à l’Université du Québec, à Montréal (UQAM).
Immersion et partage des connaissances dans les jeux vidéo : enseignement sur l’héritage culturel de l’Iñupiat à travers Never Alone
– Un texte proposé par Patrick Deslauriers et Julien Hocine
Kisima Inŋitchuŋa (Never Alone) est un jeu vidéo lancé en 2014 par le studio Upper One Games (fondé en Alaska en 2012). Le jeu a été développé en collaboration avec des conteurs plus âgés de l’Iñupiat d’Alaska. La trame narrative est inspirée de la légende traditionnelle Kunuuksaayuka, traduite par Robert Nasruk Cleveland (1980) dans son livre Unipchaanich imagluktugmiut : Stories of the Black River People. La légende est celle d’un jeune garçon qui cherche à découvrir la source d’un blizzard anormalement violent qui a mis en danger sa communauté. Never Alone propose une adaptation de cette légende. La quête est menée par une jeune fille (Nuna) et son renard arctique ; ensemble, ils doivent surmonter de nombreux dangers afin de vaincre les mauvais esprits qui ont maudit sa communauté.
L’héritage culturel de l’Iñupiat, qui est principalement partagé par le biais de récits, est mis en avant dans le jeu de manière très intéressante. En effet, Never Alone propose une expérience d’immersion poétique dans un environnement nordique ainsi que des choix de conception (notamment par le biais des mécanismes de jeu, des personnages et des niveaux) qui aident les joueurs à découvrir la riche histoire, passée et présente, de la culture des Iñupiat (vision du monde, langue, patrimoine oral, arts visuels).
L’immersion – définie au sens large comme une expérience qui permet aux joueurs d’entrer et de se sentir comme s’ils vivaient (brièvement) dans un monde singulier et simulé – opère dans le jeu par le biais de différents mécanismes. On peut dire que les premières caractéristiques qui peuvent aider les joueurs à se sentir immergés et fascinés par “Never Alone” sont à la fois l’histoire principale et l’atmosphère générale du jeu (aride, mystérieuse, sombre et parfois lumineuse) ou des visuels inspirés des arts traditionnels d’Iñupiat.
De plus, le jeu invite les joueurs à reconsidérer les représentations dominantes du “Grand Nord” en introduisant des notions culturelles spécifiques aux peuples indigènes de l’Arctique. À l’aide de courtes vidéos qui sont débloquées au fur et à mesure de la progression du jeu, les joueurs sont encouragés à regarder des interviews d’anciens, de conteurs et d’acteurs sociaux de la communauté. L’immersion des joueurs dans l’univers nordique est ainsi temporairement suspendue à différents moments. L’objectif des concepteurs n’est pas de ralentir la progression, mais plutôt de mieux contextualiser le jeu et d’enseigner le langage, la cosmologie et les questions socio-écologiques contemporaines dans l’Arctique. Certains des thèmes abordés dans ces vidéos sont ensuite intégrés dans le jeu en tant que mécanismes de base aidant Nuna et son renard arctique à surmonter de nouveaux dangers de plus en plus menaçants.
Comme la plupart des communautés indigènes de l’Arctique, les Iñupiat ont subi l’adversité du colonialisme et l’accélération des changements sociaux de la fin de la modernité. Historiquement, leur vision du monde et leur connaissance (par exemple de leur territoire) ont été marginalisées et évacuées des représentations communes du Grand Nord. Dans ce contexte, Never Alone semble faire écho à leur héritage culturel et devient un nouveau média pour perpétuer les pratiques de narration au sein et en dehors de la communauté.
Kisima Inŋitchuŋa (Never Alone) is a video game launched in 2014 by the studio Upper One Games (founded in Alaska in 2012). The game was developed in collaboration with elder storytellers from the Iñupiat of Alaska. The narrative frame is inspired from the Kunuuksaayuka traditional legend, translated by Robert Nasruk Cleveland (1980) in his book Unipchaanich imagluktugmiut: Stories of the Black River People. The legend is of a young boy that seeks to discover the source of an abnormally violent blizzard that has endangered his community. Never Alone offers an adaptation of this legend. The quest is led by a young girl (Nuna) and her arctic fox; together, they must overcome many dangers in order to defeat the evil spirits that have cursed her community.
The cultural heritage of the Iñupiat, which is mainly shared through storytelling, is artfully put forward in the game in many interesting ways. Indeed, Never Alone offers an experience of poetic immersion in a Nordic environment as well as design choices (namely through gaming mechanics, characters, and levels) that help players learn about the rich history, past and present, of the Iñupiat culture (world vision, language, oral heritage, visual arts).
Immersion – broadly defined as an experience that allows players to enter and feel as if they were living (briefly) in a singular and simulated world – operates in the game through different mechanisms. Arguably, the first features that may help players feel immersed and fascinated with Never Alone are both the main story and the game’s general atmosphere (barren, mysterious, dark and sometimes luminous) or visuals inspired by Iñupiat traditional arts.
Moreover, the game invites players to reconsider dominant representations of the “Great North” by introducing cultural notions specific to the indigenous people of the Arctic. With the help of short videos that are unlocked while progressing through the game, players are encouraged to watch interviews with elders, storytellers and social actors of the community. Players’ immersion in the Nordic universe is thus temporarily suspended at different moments. The designers’ goal is not to slow down progress, but rather to better contextualize gameplay and teach about the language, cosmology and contemporary socio-ecological issues in the Arctic. Some of the themes discussed in these videos are then integrated in the game as core mechanics helping Nuna and her arctic fox overcome new and increasingly threatening dangers.
As with most indigenous communities of the Arctic, the Iñupiat have been subjected to the adversity of colonialism and the acceleration of social changes in late modernity. Historically, their world vision and knowledge (e.g. of their territory) have been marginalized and evacuated from the common representations of the Great North. In this context, Never Alone seems to echo their cultural heritage and becomes a novel media to perpetuate storytelling practices within and outside the community.
Un entretien avec Patrick Deslauriers et Julien Hocine
– Entretien réalisé par : VUILLEMOT Pierre | Retranscription écrite par : VUILLEMOT Pierre | Montage vidéo par : VUILLEMOT Pierre
En 2014, une collaboration entre le studio Upper One Games et des conteurs et aînés iñupiats d’Alaska a mené au lancement du jeu vidéo Never Alone. Doctorants à l’Université du Québec, à Montréal (UQAM), Patrick Deslauriers et Julien Hocine se sont intéressés à ce jeu. Cet entretien vise à interroger leur étude exploratoire (2019) et à approfondir la question du jeu vidéo comme vecteur d’expression d’un patrimoine culturel, artistique et oral d’un peuple autochtone de l’Arctique.
Pouvez-vous vous présenter ?
Patrick Deslauriers (P.D.) : Je suis supposément à la dernière année de la rédaction de ma thèse. J’ai auparavant réalisé une maîtrise en communication en profil médias socionumériques, et j’appartiens dorénavant au groupe de recherche Homo Ludens. Celui-ci se compose de collègues et de professeurs impliqués dans le jeu vidéo et dans d’autres domaines.
Julien Hocine (J.H.) : Ma thèse s’intéresse à l’imaginaire du Nord et aux réalités de la vie nordique, et plus particulièrement à l’appropriation des technologies dans le contexte nordique, au Canada. Je suis affilié à la Chaire de recherche sur l’imaginaire du Nord, de l’hiver et de l’Arctique, à l’UQAM.
Tu as donc un profil interdisciplinaire.
J.H. : Oui, je m’intéresse à ce que l’on dit et ce que l’on voit du Nord dans différentes disciplines. Néanmoins, ma recherche se situe en communication et études médiatiques. J’ai également un intérêt pour les méthodologies décoloniales et les études sur l’oralité. Enfin, j’ai participé à une recherche sur le conte et les pratiques des conteurs et conteuses du Québec. L’idée de performance derrière l’oralité m’intéresse beaucoup. Tout cela s’inscrit dans une perspective sociohistorique dont l’objectif est de voir l’évolution des différents médias d’expression de la culture – surtout durant les dernières décennies.
Pour cause, Internet est arrivé plus tard dans le Nord et c’est toujours un défi d’avoir une bonne connexion. Cela pose des questions sur la démocratisation d’Internet à travers le monde, mais aussi sur comment se faire entendre, connaître et reconnaître avec les nouveaux outils numériques proposés aujourd’hui quand, en plus, on est géographiquement éloigné et qu’il y a la notion d’insularité qui s’impose.
Réalises-tu un travail ethnographique ?
J.H. : Il est prévu quand nous n’aurons plus ce contexte de pandémie. Pile au mois de mars, quand tout a été fermé au Canada, j’étais justement sur le terrain, au Nunavut et au Nunavik. Le Nunavut est le territoire inuit dans le nord du Canada, et le Nunavik est au nord du Québec. C’est également un territoire inuit, mais on n’y parle pas exactement le même dialecte inuktitut.
Patrick, peux-tu nous présenter tes thématiques de recherche ?
P.D. : J’étudie le domaine du jeu vidéo. Le titre exact de ma thèse n’est pas encore totalement établi, mais je m’intéresse à la période de pré lancement d’une console de jeux vidéo – en l’occurrence la Switch de Nintendo, qui est sortie en 2017. Je porte mon intérêt sur le discours d’hypermodernité autour de cet engouement cocréé entre différents acteurs lors de cette période de pré lancement, autant du côté de Nintendo que des médias spécialisés, mais aussi des communautés de joueurs et des sous-communautés ou, du moins, des communautés de consommateurs embarqués dans cette vague d’enthousiasme autour du produit. Je m’attache à comprendre ce phénomène de cocréation, à son établissement et aux dynamiques de pouvoir entre les différents acteurs impliqués. En ce sens, je m’inscris dans une approche discursive et critique de ce phénomène.
Concernant mon mémoire, mes recherches portaient sur la notion d’indépendance dans l’industrie du jeu vidéo. Je me suis beaucoup intéressé aux écrits de Michel Foucault pour comprendre, par l’aspect du discours, la notion d’indépendance. Pour comprendre comment l’indépendance est perçue par les communautés et comment celle-ci est réapproprié par des entreprises, j’ai principalement étudié le jeu vidéo Minecraft, dont la compagnie Mojang a été rachetée par Microsoft. L’idée était de voir pourquoi ce jeu était un symbole d’indépendance et comment cette image a évolué après ce rachat. Je me place donc dans une approche discursive autour de l’industrie, de ses communautés et de son économie politique.
Never Alone s’inscrit justement dans ce modèle d’indépendance et dans un contexte de production assez particulier.
J.H. : C’est une approche assez peu employée et elle pose certaines questions dans le rapport entretenu avec des communautés locales. Le studio Upper One Games a créé Never Alone en collaboration avec des conteurs et des aînés iñupiats. Le studio a apporté les éléments techniques et une idée scénaristique, mais le jeu est rempli du savoir d’un peuple autochtone de l’Arctique. C’est une approche faite pour valoriser une culture à travers un dispositif vidéoludique, dont la finalité est la commercialisation.
Généralement, en Europe, on connaît peu les peuples du Grand Nord. Il y a une certaine image générale des Inuits et il n’y a pas une réelle connaissance des contextes et des dialectes. Or, la langue parlée en Alaska n’est pas du tout la même qu’au Nunavut, au Nunavik, dans les Territoires du Nord-Ouest du Canada, ou au Groenland. Il est intéressant de voir que, dans cette production et par cette collaboration avec les communautés, il y a la volonté de remettre en contexte un mode de vie, une culture et une vision du monde qui sont peu connus.
P.D. : Concernant le contexte de production, l’indépendance permet cette prise de risques qui ne serait pas possible avec un AAA. Never Alone offre de nouvelles propositions en explorant des mécaniques de jeu et des contextes assez rares pour les canons vidéoludiques. Il est intéressant de voir que le jeu vidéo va chercher des points de vue et des connaissances de communautés qui ne sont initialement pas associées à ce média.
Où se situaient les dynamiques de productions et de médiation culturelle en Alaska ?
J.H. : Pour le contexte canadien inuit, nous pouvons citer l’initiative IsumaTV, une assez grosse plateforme en ligne collaborant avec les communautés locales pour produire des vidéos. Si un vidéaste amateur a envie de mettre en ligne une vidéo sur sa communauté, une petite production ou même de la fiction, il peut l’uploader sur cette plateforme. Cela communique à travers le monde circumpolaire, mais aussi avec d’autres peuples autochtones à travers le monde.
Il y a également une perspective d’appropriation des technologies derrière cette plateforme. Comme la connexion Internet est très faible dans l’Arctique, c’en est un problème aussi bien du point de vue de l’économie politique que du développement des infrastructures. Cela peut être un calvaire et une source de frustrations pour beaucoup de communautés. IsumaTV a pris la tangente en installant des points de relais dans des communautés ; leur permettant d’accéder au media player de sa plateforme et, ainsi, de télécharger et uploader des vidéos à une vitesse tout à fait raisonnable.
De fait, cette plateforme est un catalyseur culturel entre des communautés géographiquement éloignées, et Never Alone peut avoir cet intérêt dans le monde circumpolaire. Si l’initiative se veut communautaire et développée localement, elle a pour perspectives de créer des ponts et des liens entre des communautés géographiquement éloignées.
N’y a-t-il pas un processus de double médiation avec, d’une part, une médiation interne vers ces communautés autochtones — et notamment les jeunes générations — et, d’autre part, une médiation globale puisque Never Alone s’inscrit, par définition, dans l’industrie globalisée du jeu vidéo ?
J.H. : Quand nous venons d’une culture dominante, nous ne nous rendons pas compte de ce qu’est une langue menacée. Si les langues coloniales ne sont pas menacées, les langues des peuples autochtones, elles, le sont. Il y a un enjeu évident de préservation derrière cela, et il faut comprendre que le rapport à cet héritage vient se confronter à des décennies de colonisation et de déplacements forcés des communautés qui font que, même dans un contexte contemporain, avec tous les outils qui nous sont présentés, il y a toujours un traumatisme affectant la confiance en soi. Je pense qu’en Amérique du Nord, les jeunes autochtones ont reçu l’image coloniale d’une culture inférieure. La résurgence vient de loin et il y a encore du chemin à parcourir, même si des choses se passent au niveau politique ou dans les mouvements sociaux.
Les méthodologies décoloniales font leur bout de chemin, mais il est nécessaire d’être prudent en tant qu’Occidentaux. Si nous prenons du recul, nous pouvons imaginer à quel point la mobilisation d’une jeunesse autour de cet héritage culturel est un défi énorme — d’autant que d’autres enjeux et problématiques sont présents dans certaines communautés (accès à des services élémentaires, possibilités d’emplois réduites, un système éducationnel et ses infrastructures qui n’assurent pas la préservation des langues autochtones, etc.).
Si nous pouvons parler d’une médiation interne, il faut l’appréhender par la compréhension de cette historicité des rapports entre les peuples autochtones et les colonisateurs qui, bien sûr, nous ramène à cette idée de résurgence. Celle-ci est se comprend comme une émancipation de la culture dominante par de nouveaux médias et de nouveaux moyens d’expression pour valoriser ces langues et ces savoirs.
Toutes ces questions sont des points de départ. Elles interrogent le dispositif ludique comme médiateur d’un héritage culturel et comme vecteur d’expression. Néanmoins, nous devons nous demander si seul le dispositif vidéoludique y contribue. Or, je ne le pense pas. Nous partons de loin, avec des enjeux tellement complexes nécessitant une recontextualisation dans les contextes communautaires, que cela reste difficile d’évaluer comment cette médiation peut avoir le potentiel d’émanciper ces communautés et leur permettre de préserver véritablement leur langue.
P.D. : Le jeu ayant été distribué sur consoles, PC et IOS, il y a donc une distribution globale de Never Alone permettant de toucher potentiellement beaucoup de personnes. De notre côté, nous avons consulté la plateforme Steam et nous y trouvons beaucoup de commentaires très positifs. Ceux-ci soulignent l’apprentissage permis par ce jeu.
Face à cela, nous pouvons dire que, d’une part, il y a potentiellement une démocratisation de cette culture grâce à ce partage culturel et communautaire. D’autre part, la question de la distribution des revenus doit être interrogée — ce qui n’est pas le cas dans notre article : la majorité des revenus vont vers les compagnies propriétaires de ces plateformes de distribution. Une infime partie va aller au studio, puis à ces communautés. Se pose alors la question du système de domination et de pression dans la distribution d’un jeu vidéo sur ces plateformes. Dès lors, nous pourrions interroger la reconduction de rapports de force au sein de l’industrie en essayant de comprendre les pressions possibles dans la distribution, tout en interrogeant le retour sur investissement qui n’est potentiellement pas généreux pour ces communautés.
Toutes ces représentations questionnent la réception faite d’un tel dispositif ; que cela soit pour des locaux, mais aussi pour un Français qui, initialement, ne connaît ni ces aspects culturels ni la légende traditionnelle. De là, n’entrons-nous pas dans des perspectives de recherche liées à la communication interculturelle ? En tant que dispositif, Never Alone peut-il créer un pont culturel ?
J.H. : À travers notre étude, nous ne pouvons que supposer ce pont puisque nous n’avons pas d’études exactes sur la réception de ce jeu vidéo. Si une étude discursive des commentaires de réception du jeu est intéressante à mener, elle ne nous dit rien du contexte dans lequel joue la personne. Il y a beaucoup de choses à prendre en considération, notamment dans la rétention de ce qui est appris à travers l’expérience de jeu. Je pense que l’utilisation de vidéos de témoignages de la communauté contribuent à cette possible rétention
Nous, nous interrogeons les potentialités du dispositif en émettant de simples hypothèses. Concrètement, cela reste une forme de discours du Nord sur le Nord. Ce n’est donc pas un regard extérieur. Au contraire, c’est un regard de l’intérieur qui est travaillé à travers le dispositif vidéoludique, mais qui a peut-être le potentiel de changer certaines perceptions.
Enfin, il y a certainement autant de cultures qu’il y a d’individus. Il s’agit plutôt de parler d’un héritage culturel s’inscrivant dans une longue histoire touchée par des traumatismes dont il faut encore guérir et avec lesquels il faut lutter. Le néo-colonialisme des institutions coloniales est parfois encore assez lourd et il y a un gros travail à réaliser de ce côté. Je ne saurais pas dire si le jeu vidéo peut avoir un réel impact pour quelqu’un à l’autre bout du monde, et encore moins si celui-ci peut avoir un impact durable sur ces personnes.
P.D. : Les capsules vidéo évoquées par Julien sont pertinentes pour la contextualisation du gameplay, mais elles restent optionnelles. Il y a peut-être une partie des joueurs qui n’a pas pris connaissance de cette contextualisation alors que celle-ci est intéressante pour comprendre l’intégration des mécaniques de jeu et comment ceux-ci sont signifiants par rapport à cette culture.
Never Alone peut-il s’analyser comme un documentaire gamifié où par l’action d’une personne « devenue joueur » se construit ce « potentiel apprentissage » ? D’une autre manière, ces vidéos auraient pu être présentées dans un parcours utilisateur plus large comme peut le permettre le transmédia. Finalement, comment un jeu structure-t-il des discours sur des contextes particuliers comme ceux présentés dans Never Alone ?
P.D. : Cela demanderait des entretiens avec les développeurs pour analyser leurs intentions. Lors de l’écriture de notre texte, nous avons regardé le site officiel du studio et du jeu, et nous pouvons remarquer une documentation permettant de faire comprendre d’où vient l’idée initiale. L’agencement de Never Alone est assez rare pour un « jeu vidéo classique ». Il y a bien les Docugames qui existent, mais Never Alone n’en est pas un : le jeu centralise ces deux aspects, rendant sa qualification difficile. Et c’est aussi la beauté d’aller contre la norme de l’industrie hégémonique à travers ce nouveau format.
J.H. : Je rappelle que nous sommes des apprentis chercheurs. Même à travers la micro-étude d’un jeu vidéo, nous en apprenons beaucoup. Je pense qu’il est compliqué de se rendre compte de ce qu’est l’Alaska sans connaissance du terrain.
En Alaska, il n’y a pas que les Iñupiats ! Il y a aussi les Yupiks qui se situent en Tchoukotka, sur la péninsule sibérienne, dans l’extrême-Est de la Russie. C’est très grand finalement et il y a plusieurs communautés différentes là-bas. Il y a donc autant de contextes que de communautés différentes.
Par exemple, si nous prenons les Yupiks, la langue est différente et est un sous-dialecte des langues inuites de l’Inuktitut. Si ce n’est quelques mots, les Yupiks et les Iñupiats ne peuvent se comprendre. Or, c’est peut-être ce qui est difficile à appréhender quand nous nous trouvons dans un contexte lointain. Le jeu vidéo présente certains éléments, mais il est forcément limité ; autant que peut l’être un documentaire diffusé à la télévision. Il peut y avoir des mécaniques de jeu permettant de contourner certaines de ces limitations et d’engager davantage le joueur ou la joueuse, mais il manquera toujours certains éléments du contexte que nous ne pouvons avoir qu’à travers la sensibilité au terrain.
… cela rejoint la question d’accès au mythe soulignée par Laurent Di Filippo dans certaines de ses recherches. Il s’agit de comprendre comment celui-ci est retranscrit dans un autre dispositif et, surtout, comment la personne a accès audit mythe dans sa position de joueur. Ici, n’y a-t-il pas une volonté d’appropriation du mythe plus que de recontextualisation du mythe au sein d’un jeu vidéo ?
J.H. : Alors, il faut faire attention au terme « appropriation ». Celui-ci est tendancieux, ici, en Amérique du Nord. Derrière ce terme se pose la question de la légitimité d’aborder un mythe ou non. De mon souvenir, dans la thèse de Laurent Di Filippo, nous parlons de grosses productions…
… Age of Conan, notamment, oui.
J.H. : Alors qu’avec Never Alone, même si cela est devenu un succès commercial, ce n’était pas nécessairement l’intention derrière. Surtout, si Never Alone n’avait pas été développé par un studio dont la propriété est assurée par un peuple autochtone, il n’aurait pas pu utiliser ce mythe. Politiquement, c’est parce que le studio est autochtone qu’il peut en parler de cette manière et redéployer le mythe à travers le jeu vidéo. Du moins, c’est mon hypothèse. Je pense que cela n’aurait pas pu venir d’un organisme dirigé par des blancs occidentaux.
Les tensions sont tellement fortes que la notion d’appartenance devient essentielle ?
J.H. : C’est très compliqué d’en parler en tant qu’apprenti chercheur blanc puisque nous n’avons pas vécu ces traumatismes et nous ne sommes pas issus de ces cultures. J’ai tendance à penser que c’est la moindre des choses que cela vienne des communautés, d’autant que nous sommes dans un contexte de résurgence et de réappropriation de ce qui leur a été enlevé. Il me semble évident que l’ensemble du projet ne pouvait être qu’autochtone ! Cela insuffle des manières de faire et des pratiques qui sont totalement différentes et qui, parfois, n’ont rien à voir avec les approches occidentales. Si la collaboration s’est faite entre un studio autochtone et une communauté autochtone, je vois ça comme un pas non pas vers une authenticité, mais vers une forme inclusive dans la production. Inclusive, et respectueuse ! À l’inverse, s’approprier un mythe autochtone pour en faire un jeu vidéo quand on est un gros studio, ça ne marcherait pas.
Dans le texte original, c’est une figure masculine qui y est représentée. Ce changement de représentation ne me semble pas anodin et peut montrer comment les développeurs se positionnent « en opposition » à une industrie et à des représentations hégémoniques.
P.D. : Oui, tout à fait. Cela va à l’encontre des représentations dominantes hypermasculinisés. Il y a beaucoup de critiques vis-à-vis de la mise en scène des représentations et des rôles attribués aux différents personnages dans les jeux vidéo. L’exemple classique est celui de la demoiselle en détresse avec Peach dans la saga Mario … dans Never Alone, c’est quasiment l’inverse. C’est une petite fille qui, justement, passe une succession d’épreuves et réussit sa quête à l’aide de son renard. Il y a l’idée de sortir de stéréotypes fortement associés à l’industrie et à ses représentations.
Cela rejoint également l’idée d’indépendance. Cette représentation autant que le thème et les mécaniques de jeu font qu’il y a une volonté de présenter une histoire et une culture sans être influencé par certaines normes industrielles. De plus en plus de jeux vidéo mettent en scène des femmes comme protagonistes, mais c’est encore une infime partie de ceux qui se vendent le plus. Eux qui sont, bien souvent, sont des jeux de guerre mettant en avant un certain type du corps masculin.
Néanmoins, les indie games ne sont pas toujours source de représentations positives, nouvelles ou innovantes.
P.D. : Exact. Il faut également ajouter que certains développeurs n’ont pas pour objectif de se confronter à l’industrie commerciale mainstream, mais plutôt de créer un jeu leur offrant une notoriété afin de se créer un portfolio et être recruté ou être racheté par une grande compagnie. Il est nécessaire de se détacher d’un idéal d’indépendance où il y aurait toujours une confrontation idéologique vis-à-vis de pratiques dominantes. Le terme indépendant est une marque associée au jeu ou au studio plus qu’un qualificatif lié à des pratiques internes ou des représentations externes. Par exemple, beaucoup d’employés de studios indépendants pratiquent un crunch déguisé à travers l’idée de « passion ».
J’émets l’hypothèse que nous avons tous des stéréotypes dans la représentation de ce que peuvent être les Iñupiats. Des stéréotypes qui vont se confronter à une réalité proposée par les développeurs et par une expérience de jeu. De là, comment se formalisent cet univers et la construction d’un monde à partir d’une légende traditionnelle ?
P.D. : Comme tu l’as dit, nous avons nos stéréotypes qui viennent se confronter au dispositif vidéoludique. D’un point de vue narratif, le jeu débute à la manière d’un conte : on nous raconte l’histoire du personnage et de son objectif (affronter un puissant blizzard). Dès que nous prenons le contrôle du personnage, nous pouvons affronter certains stéréotypes et idées préconçues. Il y a l’idée de faire agir le joueur en lui permettant de prendre le contrôle et d’effectuer des actions ; des actions signifiantes dans le contexte du jeu et qui ont été conçues en tenant compte de la culture que le jeu essaye de représenter. Par les mécaniques de jeu, l’évolution du personnage, puis l’acquisition de nouvelles habiletés, le joueur confronte ses stéréotypes aux connaissances proposées par le jeu. La fonction documentaire, elle, vient bonifier et contextualiser ces possibles acquis. En fait, c’est intéressant de voir qu’à la suite du visionnage d’une vidéo, le jeu réinscrit les savoirs présents dans cette capsule à travers une nouvelle mécanique de jeu. Cela permet une rétroaction entre ce que nous apprenons et ce que nous mettons en action.
Il y a également la volonté de mettre en avant certains facteurs objectifs comme la langue, la spiritualité, l’architecture, etc.
J.H. : C’est intéressant de voir comment sont travaillés nos propres imaginaires du Nord, le tout confronté par un discours issu des communautés qui vivent une réalité nordique et un contexte nordique. Si Patrick réalise ses recherches sur les jeux vidéo, moi, tu l’as compris, ce n’est pas mon domaine — je suis davantage porté sur l’imaginaire du Nord. Or, ces images stéréotypées du Nord font partie de cette notion d’imaginaire du Nord proposée par mon co-directeur de recherche, Daniel Chartier. Historiquement, cet imaginaire vient des représentations d’écrivains, d’explorateurs occidentaux, etc. En soi, il n’y a pas tant de problématiques à cette accumulation discursive tant que nous pouvons entendre les populations nordiques. Tant que ces populations ont leur discours et qu’elles conservent leur place.
Si nous prenons du recul, nous constatons que certaines images du Grand Nord sont redéployées dans des intérêts stratégiques, que cela soit de l’État pour la souveraineté du Canada dans le Nord, mais aussi de grandes corporations dans leurs objectifs d’exploitation minière. Elles vont mettre en avant l’image d’un Nord inhabité et inhabitable afin de pouvoir l’exploiter et montrer que ces terrains naturels sont ceux d’une certaine conquête par le Sud.
De même, nous pouvons entrer dans la notion de nature par l’image d’une nature vulnérable, fragile, blanche, pure, vierge, etc. Cette image du Nord évacue le point de vue, les jugements et les connaissances du territoire et de l’environnement des peuples autochtones qui y vivent. Tout ça, ce sont des enjeux macro-discursifs. Nous sommes face à des idéologies exprimant des rapports de pouvoir et certaines tensions présentes avec les institutions, mais aussi avec des compagnies privées ; et tous ces enjeux peuvent être problématiques.
La question n’est pas tant sur l’individu et ses stéréotypes, mais plutôt sur la nécessité de comprendre comment lesdits stéréotypes viennent s’imbriquer dans une compréhension macro-discursive. Cette approche nous permet d’avoir une image d’ensemble au-delà des seules représentations du Nord dans la singularité d’un individu. Même si ces stéréotypes restent intéressants à travailler avec le jeu vidéo, est-ce que le jeu vidéo peut aller au-delà et faire plus que ce qu’il ne fait déjà ? Je ne sais pas.
Dans cette optique, la médiation et l’accompagnement du dispositif primeraient plus que le dispositif vidéoludique en lui-même ?
J.H. : Je ne suis pas en Game Studies, mais j’aurais tendance à penser que les jeux vidéo sont culturellement assez marginalisés. Dans mes conférences réalisées en Arctique, j’ai discuté avec des personnes originaires d’Alaska qui, finalement, n’avaient jamais entendu parler de Never Alone. Pourtant ce sont des personnes qui vivent dans le Nord. De même, des ambassadeurs culturels n’avaient jamais envisagé le jeu vidéo comme médium permettant des revendications culturelles et des discours sociopolitiques. D’où mon interroge sur la marginalité de l’objet vidéoludique dans certains milieux et chez certains publics…
P.D. : … par le prisme des Game Studies, nous voyons que le jeu vidéo a souvent une image cantonnée à son statut de divertissement. Quand ce n’est pas le cas, il est rapidement marginalisé au sein de l’industrie (les News Games ou les Serious Games, par exemple). Le médium n’est toujours pas reconnu pour ses capacités éducatives, pour le développement d’une réflexion critique ou encore pour les possibilités de sensibilisation. Ce constat posé, il ne serait pas étonnant de le retrouver dans les communautés nordiques. De plus, la domination de certains acteurs présents dans cette industrie n’aide pas à mettre à profit toutes les capacités du média. Faute de rentabilité, cette domination rend compte d’une forme d’oligopole qui ne pousse pas nécessairement les petits studios à aller vers de nouvelles propositions permises par le jeu.
Pour préparer cet entretien, je me suis intéressé aux productions culturelles récentes dans ces communautés. J’ai par exemple découvert une scène hip-hop inuite relativement active chantant dans des dialectes, mais aussi en anglais. N’y a-t-il pas une volonté de s’emparer des médias, des genres et des productions culturelles développés dans un contexte occidental ?
J.H. : Je te rejoins dans cette réflexion qui me parait évidente. Il s’agit, ici, de s’interroger sur les valeurs sous-jacentes de ce que peut exprimer un média développé dans un contexte occidental. Il s’agit également de questionner le point de vue de la productivité et de sa transposition dans des communautés autochtones. Néanmoins, je n’ai pas une réponse exacte à te donner… en fait, je n’ai pas envie de parler d’une réappropriation des armes du conquérant. Cela reviendrait à essentialiser les perspectives, les voix et l’inventivité des peuples autochtones de penser que nous sommes toujours dans une dichotomie et une catégorisation binaire entre la tradition et la modernité.
Parce que ce sont des cultures dites traditionnelles, les technologies, les médias numériques ou même certaines formes d’expression artistiques venues d’un ailleurs seraient l’incursion de pensées contaminant les cultures locales. Il y a cet enjeu avec la télévision et, là-dessus, il y a énormément de littératures sur les enjeux politiques de ce média. Par exemple, Igloulik, une communauté située au Nunavut, a voté majoritairement contre l’arrivée de la télévision. Ce cas montre la crainte de perte de repères au sein des communautés par l’incursion de contenus extérieurs. Pour autant, il ne faut pas procéder à une essentialisation des peuples autochtones.
Se dire que ces peuples ne sont que dans la tradition, c’est véhiculer l’image du bon sauvage — une image très problématique. Je suis d’avis d’en parler sous l’angle de l’agentivité et de l’appropriation de moyens d’expression contemporains, en s’éloignant d’un point de vue occidental. S’il est nécessaire de porter un regard critique sur ces outils développés dans d’autres contextes et avec certaines pensées, nous pouvons songer que, par l’appropriation, nous sortons de ces pensées initiales. Qu’il y a autre chose qu’une simple confrontation.
En somme, la question que tu poses est très importante, mais elle a eu tendance — à travers des écrits anthropologiques notamment — à nous amener à une opposition entre tradition et modernité. Une opposition qui, aujourd’hui, me semble problématique.
Dans cette analyse discursive du dispositif vidéoludique, il y a la nécessité de comprendre le design, la narration et, enfin, les mécaniques de jeu. Quelles rhétoriques retrouvons-nous dans Never Alone ?
P.D. : Les mécaniques de jeu sont liées à des éléments de la culture intégrés dans le jeu. Ce sont des éléments fondamentaux permettant la progression du joueur par la mise en pratique de ce qui est appris à travers les capsules documentaires. Maude Bonenfant et Dominique Arsenault ont écrit un texte très intéressant sur la rhétorique processuelle. L’idée est de voir comment des mécaniques de jeu peuvent faire devenir « la personne » ; c’est-à-dire comment la personne peut évoluer à travers son apprentissage et la mise en pratique des propositions présentes dans le jeu plutôt que de n’être qu’en « réaction à ».
Plusieurs exemples permettent de mettre en pratique cette rhétorique processuelle, l’un d’eux est celui des bolas : le jeu propose d’introduire ce que sont les bolas (une arme présente dans le jeu, NDLR) dans une capsule documentaire. Si nous pouvons jouer avec sans avoir visionné cette vidéo, la compréhension finale de l’action en jeu en est différente. Si le joueur ne visionne pas la vidéo, il ne comprend pas les raisons de la présence de cette arme ni pourquoi elle s’obtient à cet instant du jeu ! La volonté est donc de développer la curiosité du joueur en intégrant la culture dans les mécaniques ludiques ! Tout cela me fait penser aux Mystérieuses Cités d’or où, à la fin du dessin animé, il y avait toujours cinq ou dix minutes de documentaire sur la culture des Incas.
De même, en évoluant dans le jeu, nous pouvons faire preuve de plus d’empathie vis-à-vis de la communauté par l’intermédiaire d’un personnage principal qui est représentatif de cette communauté — du moins, qui se veut représentatif de certaines réalités de cette communauté. Nous sommes dans une prise de connaissances puis d’intégration de ces connaissances dans la réalité du joueur.
Enfin, le titre du jeu est significatif d’un esprit communautaire. Le renard, qui est notre compagnon de jeu, symbolise cette coopération entre personnes d’une même communauté. Cette mécanique imposant de jouer avec le renard est particulière intéressante : d’une part, elle suggère de jouer à Never Alone en coopération. D’autre part, le titre Never Alone accentue cette idée et souligne cette approche avant même d’entrer dans l’expérience de jeu en tant que tel. Finalement, l’esprit communautaire est ancré dans le contexte de production autant que dans le contexte de jeu.
Dans votre texte, vous montrez comment le studio se qualifie d’« authentique ». Peut-on revenir sur la notion d’authenticité ?
P.D. : Dans le cadre de mes recherches pour mon mémoire, je montrai comment le terme « authenticité » est utilisé par des studios indépendants pour se distinguer d’une industrie commerciale. Cette distinction a pour but de faire voir une différence entre de « vrais jeux » – sous-entendu des jeux développés avec passion et amour – et des jeux vidéo d’une franchise dont le but est de standardiser une formule gagnante. Pour Never Alone, je ne peux pas juger des processus d’Upper One Game étant donné que nous n’avons pas analysé le discours présentant leur jeu ni interviewé les développeurs. Dans le présent cas, l’authenticité est un argument de vente qui est potentiellement plus valable, mais nous ne pouvons pas nous prononcer là-dessus.
J.H. : En t’écoutant, je trouve cela intéressant puisque moi-même, je ne comprenais pas l’authenticité sous l’angle de la production et de la commercialisation. À titre personnel, j’avais en tête l’authenticité culturelle – c’est-à-dire interroger les représentations proposées dans le jeu vidéo. Or, là aussi, nous ne pouvons pas nous prononcer puisque cela fait partie du discours du studio. Pour moi, l’authenticité se lit, ici, comme le fait qu’il y a une légitimité d’expression au sujet de ces communautés et de leur héritage culturel.
P.D. : C’est une piste qui me vient en tête, mais je trouve intéressant que Never Alone soit un jeu de plates-formes. Je ne parle pas de la représentation ici, mais bien de mécaniques de jeu. Ce genre vidéoludique est conventionnel et la reprise de certains de ses codes peut interroger la notion d’authenticité. Pour le dire autrement : créer un jeu vidéo en reprenant les codes d’un genre historique lui fait-il perdre son authenticité ? À mon sens, ce n’est pas nécessairement le cas. Pour Never Alone, le caractère documentaire et les thématiques proposées rendent compte d’une authenticité vidéoludique face à une offre déjà présente. C’est donc un terme complexe qui regroupe un aspect marketing autant qu’un aspect culturel.
Je trouve cette question intéressante. D’ailleurs, Never Alone développe une attitude ludique en rupture avec ce que nous pouvons retrouver dans nombre de platformer indépendants. Alors qu’un jeu comme Super Meat Boy est dans le scoring, dans l’efficacité et dans la recherche de la run parfaite, Never Alone agence une attitude plus lente et posée permettant de prendre connaissance des capsules documentaires.
P.D. : Comme tu le dis, Never Alone ne cherche pas le scoring et le speedrun. Le jeu incite à prendre son temps, à être en position d’écoute et de visionnage afin de s’immerger au sein d’un univers particulier. La visée est différente et est également portée par l’interface du jeu : il n’y a aucune mise en avant de scores dans celle-ci, ce qui participe à informer le joueur sur la manière d’aborder l’expérience de jeu proposée. Ici, la visée n’est pas de battre le jeu le plus rapidement possible, mais bien d’être dans une quête exploratrice assez lente.
Quelle place donnez-vous à l’expressivité dans — et de — Never Alone ?
J.H. : C’est une question à laquelle je peux répondre à partir d’une perspective postcoloniale. En partant des écrits de Gayatri Chakravorty Spivak, nous pourrions poser cette question : » est-ce que les subalternes peuvent parler à travers le jeu vidéo ? » C’est à mon sens une perspective extrêmement intéressante. Si l’on veut aborder la notion de subalternité, nous pourrions questionner ce qui est inaudible et invisibilisé dans la société. Est-ce que cela se reflète dans le jeu vidéo ? À travers la voix de qui ? En matière de moyen d’expression, Never Alone permet cela. Il me semble qu’il y a de plus en plus d’approches postcoloniales en Game Studies …
… pourrais-tu revenir sur ces approches et méthodologies ?
J.H. : Pour être honnête, je ne suis pas un spécialiste de Spivak. Néanmoins, je me renseigne beaucoup sur les méthodologies décoloniales et les perspectives postcoloniales. Pour contextualiser : les Subaltern Studies émergent dans un contexte indien puisque Spivak est originaire d’Inde. L’idée est de questionner les voix inaudibles dans le discours dominant impérial. C’est donc une compréhension des subalternes au sens large qui va du paysan au citadin et à toutes les voix marginalisées et violemment agressées par le colonialisme.
La récupération de ces études dans des perspectives postcoloniales nord-américaines a insufflé un déplacement de la question de la subalternité dans différents champs de recherche. Si nous nous dirigeons vers le jeu vidéo, il y aurait quelque chose à chercher de ce point de vue. D’autant plus que nous parlions des stéréotypes et de masculinité dominante et, en l’occurrence, nous sommes en plein dedans. Finalement, quels types de subalternité peuvent s’exprimer ? Est-ce que les subalternes peuvent être reconnus et se faire entendre à travers les jeux vidéo ?
Du point de vue d’un peuple autochtone historiquement marginalisé, nous nous inscrivons évidemment dans une perspective postcoloniale. Il me semble qu’au-delà des jeux expressifs, nous sommes plutôt sur des jeux sensibles, si ce n’est des jeux de résistance face à l’oppression. Des jeux dont la vocation est de rendre audibles des voix inaudibles.
Lire aussi : #9 | L’expressivité dans les jeux vidéo – Liberate Hong Kong
P.D. : Cela me fait penser à Liberate Hong Kong ! Ce n’est pas un jeu commercialisé, mais un jeu de résistance cherchant à montrer une réalité des manifestations hongkongaises contre le gouvernement chinois. Le jeu fait voir des formes d’oppression et questionne les brutalités policières. De là, il y a la problématique de l’accessibilité des jeux vidéo et des moyens de production : même si la visibilité et la portée publique sont différentes d’un titre à un autre, Internet permet à tout le monde de diffuser sa production culturelle. Cela donne l’opportunité au tout à chacun de publier son jeu, d’autant que de nombreux outils gratuits sont désormais disponibles. C’est ce qui permet à ces personnes de proposer leur réalité par le jeu.
Y a-t-il eu des frictions dans la réception de cette production dans le contexte nord-américain ?
J. H. : Dans d’autres milieux et sur d’autres sujets, oui, assurément. Concernant Never Alone, je n’en ai pas connaissance. Des expériences que j’ai pu avoir dans des conférences, le jeu interroge, mais ça ne va pas plus loin. J’ai envie d’y voir un geste politique de la part du studio, mais cela reste un jeu vidéo …
Nous ne sommes pas en train de parler de négociations territoriales. Nous pouvons émettre des hypothèses dans des perspectives décoloniales et postcoloniales, mais je pense qu’il ne faut pas attribuer au jeu plus que ce qu’il n’est réellement. L’Université de York, en Ontario, mène des recherches au Nunavut afin de mobiliser les jeunes populations autour de problématiques liées à la santé mentale, à l’isolement et au suicide.
L’initiative de ce groupe de chercheurs est de développer un jeu avec ces jeunes en reprenant la trame d’un jeu vidéo déjà existant et développé avec les communautés autochtones d’Hawaï. Les participants remplacent les palmiers par des éléments de l’environnement nordique comme des icebergs, par exemple. Ce remplacement du contenu d’un jeu existant montre comment ces jeunes représentent leur environnement naturel. Cela permet également, par le numérique, de les mobiliser et de répondre à des problématiques sociales et psychologiques.
Souhaitez-vous ajouter un dernier mot pour conclure cette discussion ?
J. H. : Nous ne pouvons pas prendre le dispositif vidéoludique plus que ce qu’il n’est. Bien que nous n’ayons pas encore de résultats sur la réception ni d’études sur la manière dont les joueurs et les joueuses interagissent avec le jeu, notre intention autour de notre article peut se résumer ainsi :
Notre volonté était d’appréhender les différentes mécaniques de jeu, mais aussi de contourner certaines limites par l’étude discursive de l’œuvre. Cette approche nous permet de ne pas exprimer des certitudes sur les potentialités de ce jeu, mais plutôt de voir les images et représentations du Nord proposées par une communauté. Cela nous permet également de faire un lien entre ces représentations, ces discours et ces mécaniques de jeu — comprises, elles, en tant que formes discursives.
Tous ces questionnements reposent sur l’auto-déclaration et l’auto-identification des peuples eux-mêmes. Il nous revient de comprendre ce qu’ils entendent par « tradition », « culture » et « langue ». Nous, nous avons nos regards et nos perspectives, mais ce n’est peut-être pas ceux des communautés. Le jeu a été publié en 2014 et il aurait été très intéressant d’être sur le terrain afin d’analyser et documenter nombre de questions micro-socialies liées au développement de Never Alone (quels processus de création, qui sont les personnes impliquées et ces aînés au sein de la communauté, si cela n’implique qu’une minorité de personnes au sein de la communauté, etc.).
Enfin, il faut prendre du recul sur l’image coloniale du bon sauvage et le conserver avec la notion d’imaginaire du Nord. Par exemple, le nomadisme est encore très présent dans l’imaginaire de beaucoup alors que celui-ci n’existe plus. Il faut se détacher de ce réemploi à la sauce occidentale !
P.D. : Il y a un travail à faire pour mener la recherche plus loin et venir confronter nos résultats sur les discours dévoilés par l’expérience de jeu. Des études sur la réception et sur les intentions des auteurs seraient intéressantes, mais les méthodologies de recherche sont totalement différentes.
Dossier spécial “L’expressivité dans les jeux vidéo” préparé et présenté par Priscilla Barthelemy, Marion Giacci, Lucas Friche et Pierre Vuillemot