En collaboration avec le KIF – Knowledge Immersive Forum, un travail de recension sur les jeux expressifs a été organisé par quatre étudiant.e.s du Master Audiovisuel, Médias Interactifs Numériques et Jeux (AMINJ), parcours Conception de Dispositifs Ludiques, de l’Université de Lorraine. Après une présentation de quatorze jeux vidéo dits expressifs, nous vous proposons six entretiens réalisés avec des personnes présentes dans la recherche académique ou dans l’industrie vidéoludique. Vous pouvez retrouver la totalité des articles liés à ce dossier ICI.
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Avant ces entretiens, nous avons demandé aux personnes interviewées de rédiger un court article présentant leurs réflexions. Enfin, notez qu’une capsule vidéo synthétisant ladite interview est également proposée à la suite de cet article. Pour ce dix-huitième épisode, nous vous proposons une interview avec Esteban Giner, analyste de recherches au Strategic Innovation Lab d’Ubisoft et doctorant-chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication, à l’Université de Lorraine, au sein du CREM (Centre de Recherche sur les Médiations).
Her Story
– Un texte proposé par Esteban Giner
En 1994, Hannah Smith est interrogée pour la disparition de son mari, Simon. Il s’agit-là du point de départ du jeu Her Story (2015), une expérience vidéo et ludique créée par Sam Barlow et qui emprunte les talents de comédienne de Viva Seifert pour incarner la protagoniste. Au fur et à mesure de son exploration, l’audience joueuse, à la fois immergée dans ces éléments de récits et en dehors, révèle les nombreux mystères autour de Hannah et de cette disparition. Pensée comme une enquête policière et aussi étrange que cela puisse paraître, la proposition du jeu peut se résumer simplement au fait de révéler les secrets qu’il contient. Celui-ci ne pose pas une difficulté liée à une quelconque dextérité et ne propose pas de sauver le monde. Il s’agit d’un jeu « tranche de vie » racontant un fait divers, presque banal, que toutes et tous pourraient vivre.
L’audience, assise devant une interface ressemblant à un ancien système d’exploitation, navigue à travers une base de données composée de vidéos captées lors d’interrogatoires avec la jeune femme. Un moteur de recherche permet d’accéder à l’ensemble des ressources qui se révèlent peu à peu. Les vidéos d’interrogatoire positionnent alors l’audience en face-à-face avec Hannah, tantôt bien habillée, tantôt blessée, tantôt amusée. Chaque vidéo permet de connaître un peu mieux ce personnage, son passé, les nombreux traits de sa personnalité ainsi que son agenda lors de la disparition.
Le jeu présente une narration très fragile étant donné qu’il ne propose jamais d’ordonner les différents événements ponctuant son récit. Sans chronologie, l’audience immergée dans les quelques centaines de vidéos visionnables a pour rôle d’agencer et de créer un sens, une trame, à partir de tous ces éléments à disposition. à tel point que la fin même du jeu n’apporte pas une résolution formelle au récit. Celui-ci reste ouvert à interprétation. Une fois satisfaite du nombre d’extraits vus, l’audience joueuse peut décider d’éteindre la machine contenant cette base de données, et in fine éteindre le jeu lui-même.
L’immersion provient alors de cette simultanéité entre l’audience et l’avatar qui explorent ensembles les différents interrogatoires de Hannah. Ce faisant l’audience, presque voyeuriste, explore la vie tragique d’une personne. La proposition de Her Story ne tient donc pas à une promesse d’exploration d’un monde. Au contraire, l’interface sommaire et le game design, l’agencement de l’expérience, mettent davantage en exergue l’exploration d’une temporalité. C’est dans celle-ci que l’audience s’immerge. Her Story, en plus de son expérience redéfinissant les territoires du ludique par une « ludicisation » d’interrogatoires de police, propose également une redéfinition de ce qu’est l’immersion puisque c’est dans une temporalité qu’elle se réalise.
In 1994, Hannah Smith was questioned for the disappearance of her husband, Simon. This is the starting point for Her Story (2015), a video and playful experience created by Sam Barlow and which borrows the acting talents of Viva Seifert to play the protagonist. As they explore the game, the playing audience, both immersed in these story elements and outside of them, reveals the many mysteries surrounding Hannah and her husband’s disappearance. Thought of as a police investigation, and as strange as it may seem, the game’s proposition can be summed up simply by revealing the secrets it contains. It does not pose a difficulty related to any dexterity and does not propose to save the world. It is a “slice of life” game that tells a story, almost banal, that everyone could live.
The audience, seated in front of an interface resembling an old operating system, navigates through a database composed of videos taken during interrogations with the young woman. A search engine provides access to all the resources that gradually reveal themselves through keywords. The interrogation videos then position the audience face-to-face with Hannah, sometimes well-dressed, sometimes hurt, sometimes amused. Each video allows us to get to know this character a little better, her past, the many traits of her personality as well as her agenda at the time of the disappearance.
The game presents a very fragile narrative as it never proposes to order the different events punctuating her story. Without a chronology, the audience, immersed in the several hundred videos that can be viewed, has the role of arranging and creating a meaning, a plot, from all these elements at their disposal. To such an extent that the very end of the game does not bring a formal resolution to the narrative. It remains open to interpretation. Once satisfied with the number of excerpts seen, the playing audience can decide to turn off the machine containing this database, and ultimately turn off the game itself.
The immersion then comes from the simultaneity between the audience and the avatar who explore together the different interrogations of Hannah. In doing so, the audience, almost voyeuristic, explores the tragic life of a person. The proposal of Her Story does not hold a promise of exploration of a world. On the contrary, the basic interface and the game design, the arrangement of the experience, emphasize the exploration of a temporality. It is in this temporality that the audience is immersed. Her Story, in addition to its experience redefining the territories of playfulness through a “ludicisation” of police interrogations, also proposes a redefinition of what immersion is since it is in a temporality that this immersion is realized ingame.
Un entretien avec Esteban Giner
– Entretien réalisé par : FRICHE Lucas | Retranscription écrite par : BARTHELEMY Priscilla | Montage vidéo par : GIACCI Marion
Esteban Giner est doctorant-chercheur à l’Université de Lorraine. Ses recherches portent sur l’expressivité et la persuasivité des jeux vidéo dans leurs façons de représenter en jeu des systèmes sociaux. L’occasion pour nous d’en discuter à travers Her Story (2015), un jeu vidéo développé par Sam Barlow.
En tant que chercheur, pourquoi s’intéresser à Her Story ?
Au début de mes recherches, je me suis d’abord intéressé à la notion d’expressivité dans les jeux vidéo plus qu’aux discours et à la discursivité. Lorsque nous évoquons l’expressivité vidéoludique, nous faisons référence à des jeux qui proposent à leur audience de se mettre à la place d’une personne dans une situation de vie particulière dans le but de faire comprendre et de faire ressentir de l’empathie pour les personnages. Parfois, cela est directement lié aux créateurs et créatrices du jeu qui vont avoir le besoin de transmettre un sentiment ou de faire ressentir une expérience vécue.
Lire aussi : #16 | L’expressivité dans les jeux vidéo – Entretien avec Sébastien Genvo (Lie in My Heart)
Her Story est l’un des parangons du genre des Expressive Games, qui n’est pas un genre figé, cloisonné et structuré, mais qui est plutôt un terme proposé — notamment par Sébastien Genvo — pour faire référence à ces jeux. Des jeux qui vont proposer des morales non moralisantes, pour reprendre un terme de Sébatien.
Justement, en quoi Her Story est un jeu expressif ?
Her Story peut être appréhendé en tant que jeu expressif de plusieurs façons. La première, et certainement la plus visible et la plus rapide à observer, est par la narration et le récit proposés par le jeu. En effet, Her Story a un Game Design très particulier. Plutôt que d’avoir une narration typiquement structurée avec un début, une péripétie et une conclusion, Her Story propose autre chose. Si le jeu contient tous ces éléments, son Game Design laisse beaucoup de place à l’audience afin d’agencer les éléments et tisser les liens entre chacun de ces éléments narratifs et discursifs. C’est donc une première façon de considérer Her Story comme un jeu expressif, et c’est plus généralement la définition que je donne à l’expressivité : laisser l’audience s’exprimer par les procédures qu’elle peut mettre en place dans le jeu. Ces procédures sont le gameplay, le Game Design, les choix, les inputs, etc. Her Story laisse son audience interpréter et, finalement, décider de la compréhension de l’histoire à donner à ce jeu.
Le deuxième élément qui permet d’approfondir la conception expressive du jeu est son thème. Her Story propose un récit profondément ancré dans une réalité pragmatique de la vie de tous les jours. Ça aussi, c’est quelque chose d’assez important dans le cadre des jeux expressifs. Her Story propose un récit qui s’écarte de tous les impératifs orientés « action », « blockbuster », pour proposer un récit qui aurait pu faire l’objet d’un fait divers dans un journal régional. On s’écarte de tous les impératifs d’action que l’on peut généralement attribuer aux jeux vidéo pour se concentrer sur un récit qui pourrait arriver à tout un chacun et chacune.
Vous dites que l’expressivité est liée à l’expérience de jeu. De là, est-ce que l’expressivité est une théorie de la réception ou une théorie de la créativité — voire un mélange entre les deux ? Si l’expressivité est la manière dont les joueurs expérimentent quelque chose, notamment par le biais de l’interprétation, tous les jeux ne peuvent-ils pas être expressifs ?
C’est un élément qu’il faut soumettre à Sébastien Genvo, car c’est une critique qui est légitime et qui a été légitimement adressée à Sébastien. La façon dont je perçois l’expressivité n’est ni une théorie de la réception ni une théorie de la créativité, mais plutôt une théorie qui se place dans un cadre théorique socioconstructivisme, où un phénomène est co-construit entre la structure de jeu — l’expérience-cadre — et avec l’audience jouant au jeu dans un contexte pragmatique particulier. Cela fonctionne aussi avec la persuasivité.
Je conçois les discours, la discursivité, l’expressivité et la persuasivité dans les jeux vidéo comme des phénomènes qui se co-construisent par le Game Design. Il y a une mise en place de certaines stratégies discursives pour orienter et mettre en exergue certaines interprétations par rapport à d’autres. De l’autre côté, il y a des stratégies interprétatives de la part des audiences. Par exemple, tu vas vouloir vivre ton expérience à fond pour faire l’expérience du récit et à ce moment, tu vas être dans une stratégie interprétative dite du joueur modèle ou de l’audience modèle — c’est-à-dire une audience qui applique ce qu’on lui demande. Néanmoins, si je prends un autre contexte de jeu comme le speedrunning, il y a à cet instant l’éclatement des stratégies discursives pour imposer une stratégie interprétative rejetant toutes les stratégies mises en place par le Game Design.
Je pense que l’expressivité des jeux vidéo est quelque chose qui ne peut pas être pensé d’un côté ou de l’autre, mais qui doit plutôt avoir un liant systématique entre les deux. Si, toi, personnellement, tu t’inscris dans un courant plutôt que dans l’autre, je pense que c’est important de créer les passerelles entre ces discussions. Nous revenons systématiquement à cette « fausse » dichotomie ; à cette « fausse » scission entre, d’un côté, le jeu comme une expérience médiatique — et donc le support de discours, et, de l’autre, le jeu comme une pratique qui peut rejeter systématiquement tous les discours.
Est-ce le retour du débat ludologie / narratologie ? Dans la manière dont vous l’exprimez, il y a une espèce de scission entre ce que nous retirons du récit — ce qui est lié à la narratologie, et tout ce qui tourne autour des ludologues et de la question de ce que le créateur a mis dans le jeu.
Je ne défends pas vraiment cela. Je défends l’idée d’une superposition de réalités toutes vraies. Je pense que les deux sont vraies en même temps et que l’on peut prendre n’importe quel jeu et le considérer à la fois comme un discours et comme une pratique qui ne contient pas de discours. Je pense que les deux interprétations sont légitimes, mais il faut des outils pour assoir cette idée que, justement, les deux sont légitimes et que l’on ne vient pas recréer un conflit narratologie/ludologie.
C’est un conflit qui date du début des années 2000 et qui a été un peu instrumentalisé par certains chercheurs pour se positionner dans le champ. J’ai l’impression que les travaux que nous essayons de faire émerger à Metz sont des travaux qui, eux, essaient de proposer une nouvelle conception. Une conception faisant jonction, mixant cet ensemble narratologie/ludologie et fusionnant d’une certaine manière des travaux théoriques dans le but de penser le jeu comme un objet complexe. Nous prenons en compte ses parts de cohérence et d’incohérence.
Pourquoi Sam Barlow a-t-il fait le choix de travailler autour du Full Motion Video (FMV) comme système de jeu ? Qu’est-ce que le FMV apporte au gameplay ?
Her Story s’inscrit dans toute une histoire du jeu vidéo. Les jeux FMV ont été des objets qui, dans les années 1990, étaient vendus comme des « révolutions vidéoludiques ». Cela représentait un degré de réalisme infini. Il se trouve que nous nous sommes retrouvés avec des jeux relativement discutables en termes de qualité et de récit. Si le FMV est un genre qui a connu un début et une mort ancrés dans le temps, je pense qu’il y a derrière cette pratique une promesse du récit, de fiction interactive et de film interactif.
Plus que le FMV comme technologie encapsulant des vidéos pour les supporter sur un CD, les compresser, et proposer quelques briques de choix autour de ces vidéos afin de suivre un récit, se cache une vraie promesse liée à la fiction cinématographique et interactive. Travailler avec de véritables acteurs et utiliser leur image en jeu plutôt que de recréer des modèles qui reprennent leur visage ou leur corps montre une volonté d’utiliser une technologie au service d’une expérience vidéoludique se voulant proche du réel. Faire le choix du FMV dans Her story est totalement pertinent dans le sens où nous menons une enquête pour laquelle nous explorons une base de données de vidéos. Il est logique de prendre de véritables vidéos qui ont été tournées, puis compressées. On suppose qu’au cours de leur traitement, Sam Barlow les a un peu abîmées de sorte à donner cette texture proche de vidéos enregistrées sur bande magnétique.
L’idée du FMV n’a pas été un choix fait de manière inconsciente. Je fais l’hypothèse que Sam Barlow arrive avec une expérience vidéoludique très précise en tête — celle de Her Story qui se confirme avec Telling Lies (2019). C’est la direction qu’il avait envie d’expérimenter. De fait, le meilleur outil pour adresser cette proposition vidéoludique est de passer par la captation de vidéos avec de véritables comédiens — et, en particulier, une comédienne. Avec une autre technologie, le produit final aurait été totalement différent et probablement en deçà de ce que recherchait Sam Barlow.
Il y a donc une cohérence entre le fond et la forme ?
Je pense que c’est indéniable. C’est vraiment le fond qui supporte la forme, et réciproquement. Nous parlons de FMV, mais nous pouvons catégoriser Her Story comme un jeu interface. En tant qu’audience, nous explorons une base de données qui se trouve sur un vieil ordinateur des années 1990. Nous avons l’impression que l’ordinateur utilise les systèmes d’exploitation de cette époque et, finalement, le FMV fait sens avec ces années-là. Son utilisation permet de situer le moment du récit. Si les interviews présentes dans ce récit avaient été tournées avec une caméra 1080p HD, en 4K 60fps, toute l’idée et l’immersion revendiquées auraient été perdues. La forme n’aurait pas convenu au contexte dans lequel est censé se dérouler le récit autant qu’au moment de l’énonciation de ce récit.
Her Story propose une fin qui semble rompre avec le principe d’immersion du jeu. Pensez-vous que celle-ci est un élément important pour la compréhension du récit, même si elle ne donne pas un élément de réponse clair ? Est-ce que cela ne brise pas l’expérience narrative offerte à la base ?
Pour moi, Her Story est un jeu qui ne contient pas de fin. Dans l’expérience de jeu, c’est seulement une fois que nous avons exploré une certaine quantité de vidéos qu’un chat s’ouvre dans l’interface de jeu, nous demandons : « avez-vous compris ? », « Si vous n’avez pas compris, souhaitez-vous en discuter ? », « Dès que vous avez terminé, rejoignez-moi ! ». Il est possible de s’arrêter de jouer et de cliquer sur ce bouton te dirigeant à cette conclusion. Tu peux cliquer dessus à deux heures, ou quatre, ou cinq heures, ou plus si tu souhaites aller plus loin dans ton expérience et compléter intégralement le jeu. C’est une première facétie du Game Design que je trouve vraiment intéressante. Pour moi, c’est une fin qui est, de base, très ouverte, puisqu’encore une fois, elle réaffirme tout le propos du jeu : nous avons en main tous les éléments et les péripéties, le reste appartient à l’audience. C’est son travail qui remet en ordre ce qui est proposé.
La deuxième chose très intéressante dans cette supposée fin est que le jeu s’adresse directement « à toi ». Au début du jeu, nous ne sommes pas censés savoir que nous incarnons une personne au sein du jeu. De fait, nous incarnons ce que nous ne connaissons pas, et ça a été mon cas durant ma première expérience de jeu. La première fois que j’y ai joué, je ne savais pas que j’incarnais la fille d’Eve.
Concernant l’immersion, c’est un terme sur lequel nous pouvons énormément discuter. Finalement, que veut dire « être immergé dans un jeu » ? La conceptualisation de Her Story rend intéressante l’idée d’incorporation ; dans le sens où l’univers du jeu dépasse ton écran et t’incorpore au récit que tu le veuilles ou non, que tu t’en aperçoives ou non. Pour moi, c’est ça, Her Story. Tu peux très bien arriver à la fin du jeu sans même savoir que tu incarnes Sarah, ce qui n’est finalement pas grave puisque l’important est l’expérience vécue. Ce qui compte est ce moment où tu as l’impression que n’étais pas en face d’un jeu, mais d’une interface te permettant d’explorer une base de données mise à ta disposition.
J’ai l’impression de mieux comprendre les choses, notamment la fin, sous ce prisme-là, en me disant : « mais non, ce n’est pas une rupture, c’est plutôt une continuité avec une certaine distanciation. L’expérience est finie, merci d’y avoir joué, c’était cool, mais je te prépare à t’éjecter de l’expérience parce qu’à un moment, il va falloir que, toi aussi, en tant qu’audience, tu réfléchisses à ce que tu as vécu. » Il est à mon sens plus pertinent de souligner le pari de transfert entre l’expérience vécue dans un jeu et la réappropriation de ce vécu dans ta vie afin de rediscuter de ces « grandes morales non moralisantes » avec des collègues ou avec toi-même.
Pour moi, la fin remettait en question qui est le « je » dans le jeu. Je trouvais que, le fait de ne plus être « soi », mais Sarah, permettait d’amener de l’empathie et, ainsi, répondre avec justesse à toutes critiques sur un possible voyeurisme. D’une certaine manière, cela permettait de légitimer le récit et créer une empathie entre le jeu et le personnage.
Il faut comprendre le contexte du jeu : tu accèdes à une base de données de manière légale. Tu as demandé une consultation et tu obtiens cette consultation. Ceci est, déjà, un élément permettant de recontextualiser la démarche initiale de Sarah. Elle suit le conseil de sa maman qui veut lui faire comprendre les choses, mais ça, en tant que joueur, tu ne le sais pas immédiatement. Avec Her Story, nous ne sommes pas dans l’idée de voyeurisme puisque tu explores des données produites par un service public, par les forces de l’ordre, dans le cadre d’une captation de témoignages.
Pensez-vous que Her Story délivre un message sur l’évolution du jeu vidéo et de sa narration ou de son écosystème ? En d’autres termes, que le jeu propose un métadiscours sur l’évolution du médium ?
Oui, on peut insérer Her Story dans une historicité du jeu vidéo, notamment des récits vidéoludiques et dans la façon dont on a voulu proposer de nouvelles expériences interactives à des audiences particulières.
Her Story permet une jonction entre le passé, par l’utilisation d’une vieille technologie comme le FMV, et le présent qui offre une meilleure compréhension de celle-ci pour servir un discours et une nouvelle forme d’expérience vidéoludique. En tant qu’expérience unique, Her Story vient rediscuter certaines frontières de ce qu’est le récit vidéoludique typique. Il vient également rediscuter la forme que doit prendre ce récit dans les expériences vidéoludiques.
Néanmoins, il faut nuancer et pondérer en disant qu’Her Story, malgré le succès d’estime et le succès commercial, reste un jeu qui ne s’inscrit pas du tout dans le courant des productions mainstream et dans les blockbusters vidéoludiques que nous pouvons retrouver avec les AAA. De fait, si Her Story vient probablement renégocier les frontières du récit vidéoludique, il ne remet pas complément en perspective tout cela pour les audiences. À mon sens, cette expérience sert surtout aux autres créateurs et créatrices qui vont potentiellement intégrer de nouvelles péripéties et de nouveaux petits récits au sein de leurs productions futures.
Si d’autres jeux comme Her Story vont probablement arriver dans le futur, oui, je le pense. Mais il faut garder certaines précautions concernant les perspectives d’évolution du jeu vidéo. Les trajectoires actuelles restent liées à des productions de type blockbusters.
Que pensez-vous des éléments graphiques et sonores ? Qu’ajoutent-ils à l’immersion narrative ?
La musique extradiégétique est particulièrement intéressante. Finalement, l’expérience est très sobre. Le jeu nous met face à une interface des années 1990 et te dit « tiens, amuse-toi avec cette base de données ! Essaie de reconstituer une histoire avec ça ! »
Ponctuellement, l’expérience est rythmée par des aspects extradiégétiques, dont les musiques. Un aspect intéressant par rapport à la question de l’immersion. Avec Her Story, Sam Barlow a tenté de proposer une expérience intrinsèquement et fondamentalement très cohérente par rapport à elle-même. Pour cela, il propose une approche très sobre du Game Design : tout ce qui n’entre pas dans la diégèse — qui, ici, est une interface — est éjecté. C’est pour cela qu’il n’y a quasiment aucun son provenant de l’interface hormis celui des vidéos et de quelques applications. Pourtant, Barlow a fait le choix d’intégrer de la musique extradiégétique. Ces des signaux se manifestent de plusieurs façons…
… en fait, quand tu réalises une expérience qui se veut cohérente en ne proposant que des choses diégétiques, tu prends le risque de mettre ton audience en porte-à-faux si celle-ci n’est pas capable de — ou ne comprend pas comment — se diriger. Her Story fait le pari d’une audience ayant envie de poursuivre et de persévérer face à cette proposition. Il y a cette tension entre, d’une part, vouloir proposer une expérience très cohérence, et, d’autre part, proposer une expérience vécue pleinement par les audiences.
Dans l’analyse du Game Design, nous voyons des feedbacks venant signifier aux audiences qu’elles avancent dans le récit ou qu’elles viennent de voir quelque chose d’important permettant de structurer ce récit. C’est dans ces aspects que la musique extradiégétique intervient. Cela offre un premier feedback soulignant que le joueur vient potentiellement d’atteindre une étape dans le récit. Dans le même temps, il peut également y avoir une superposition de la musique sur une vidéo. Cela permet d’altérer ou de renforcer l’éthos de cette vidéo. Par exemple, si c’est un évènement triste, la musique vient renforcer cette tristesse. Elle met en exergue l’immersion précédemment évoquée.
Finalement, pourquoi Her Story « fonctionne comme étant un jeu vidéo » ?
Je considère ce jeu comme une expérience intrinsèquement cohérente par rapport à elle-même. Dans une perspective de Game Design, Her Story est un jeu qui a pour objectif de transmettre et de faire vivre une expérience narrative à travers un récit à reconstituer et interpréter. Un récit se déroulant dans les années 1990 dont l’impératif est de rentre cohérent l’interface, les vidéos et les outils de captation présents dans ces années.
Nous n’avons pas encore évoqué le récit, mais cela me semble important de le faire. Il faut que ce récit soit à cheval entre l’irrationnel et un récit de vie. D’un côté, il faut que les vidéos visionnées jouent sur la limite avec le fantastique et du récit complètement halluciné et d’un autre côté, il faut que ces vidéos présentent un récit de vie que nous pourrions retrouver dans les faits divers d’un journal.
Le jeu questionne l’expérience proposée. Par son fond et sa forme, celle-ci nourrit une ambiguïté permanente autour du récit. Il y a l’idée d’une fiction quantique, pour reprendre un terme d’Alexis Blanchet : tu n’es pas capable de dire exactement ce qui est en train de se passer au moment de vivre l’expérience de jeu. Tu te poses toujours la question de savoir si Hannah a assassiné son mari ou non, et, si ce n’est pas le cas, tu souhaites comprendre ce qui s’est passé. Il y a donc une simultanéité des récits et des interprétations faisant que nous ne sommes jamais sûrs du caractère coupable ou innocent de ce qui est présent face à nous.
L’abondance de contenus qui sont « inutiles » joue également là-dessus. Si elles ne servent pas l’explication pragmatique et formelle de ce qui s’est passé, toutes ces capsules vidéo viennent humaniser la personne du récit. Par exemple, si dans l’une des vidéos, une personne commence à jouer de la guitare, il est difficile de considérer cela important pour ton enquête. Ce n’est qu’a posteriori que tu comprends le rôle de cet aspect. À chaque fois, cela vient remettre en perspective le regard porté sur ton expérience.
Au fil de mes recherches doctorales, personnelles et professionnelles, j’ai compris que, si un jeu vidéo fonctionne, c’est parce qu’il fait confiance à son audience. Her Story dit à son joueur « je te donne les clefs de chez moi, je n’ai pas besoin de te mettre un fil rouge ni de te mettre les choses sous le nez, tout simplement parce que je te fais confiance. Je reconnais en toi une personne capable de faire émerger et d’interpréter le message que je peux contenir. » C’est à mon sens la raison de la réussite de ce jeu : il fait confiance à son audience.
Pour rebondir sur les éléments fantastiques, c’est aussi pour cela que nous avons beaucoup de « trop ». Certains éléments liés au conte viennent ouvrir le récit et mettent le joueur dans l’indécision et l’impossibilité de trancher sur qui est cette personne.
Nous retrouvons dans le personnage d’Eve une rapunzel isolée et cloisonnée. Tu as fait le lien avec les contes, mais ce sont des choses que nous retrouvons dans des récits bien plus récents. Par exemple, l’idée de deux enfants tenant un carnet pour recenser l’histoire est très présente dans Le Grand Cahier, un bouquin ayant inspiré Mother 3.
L’utilisation du miroir dans Her Story permet de se rendre compte de la double signification présente à la fin du récit. Dans Matrix, le miroir est utilisé comme objet dissociant la réalité de la fiction. Quand Neo vient toucher ce miroir qui se reconstitue, celui-ci est un outil remettant en perspective toute la conception que nous avions en amont. Il y a beaucoup de passerelles à faire et il serait particulièrement intéressant de travailler sur les inspirations possibles et réelles de Her Story.
Dossier spécial “L’expressivité dans les jeux vidéo” préparé et présenté par Priscilla Barthelemy, Marion Giacci, Lucas Friche et Pierre Vuillemot